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Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 1.djvu/242

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plusieurs années de séparation, et la sœur pleure. Pauvre femme ! Pour ma part, je trouve fort naturel qu’elle pleure, mais non pas que vous riiez ! »

Ces paroles suffirent, Richard Avenel se dérobait au blâme qui retombait tout entier sur les spectateurs. Il est impossible de peindre l’air confits et décontenancé de ceux-ci, qui se faufilèrent de droite et de gauche pour s’échapper sans être vus.

Richard Avenel profita de son avantage avec la promptitude d’un homme qui a fait son chemin en Amérique et qui est accoutumé à tirer des circonstances le meilleur parti possible. Il passa le bras de mistress Fairfield sous le sien et la conduisit dans la maison. Mais quand il l’eut placée en sûreté dans le petit salon avec Léonard, qui ne la quittait pas, et que la porte se fut refermée sur tous trois, alors la colère de Richard Avenel éclata.

« Impudente, ingrate, audacieuse… canaille !… »

Oui, canaille fut le mot. Je rougis de le dire, mais les devoirs d’un historien sont austères et le mot canaille fut prononcé.

« Canaille ! répéta la pauvre Jeanne Fairfield, s’appuyant sur Léonard pour ne pas tomber.

— Monsieur ! » s’écria Léonard.

Autant eût valu crier « Monsieur » à un torrent débordé. Richard poursuivit, car il était furieux.

« Sale et vilaine souillon ! Comment avez-vous osé venir m’humilier dans ma propre maison, dans mes terres, quand je vous ai envoyé cinquante livres ! Choisir juste le moment… le moment… »

Richard s’arrêta pour reprendre haleine ; le rire de ses hôtes résonnait encore à ses oreilles, lui perçait le cœur, le suffoquait. Jeanne Fairfield se redressa ; ses larmes se séchèrent.

« Je ne suis pas venue vous humilier, je suis venue voir mon fils et…

— Ah ! interrompit Richard, c’était pour le voir. »

Il se tourna vers Léonard : « Vous avez donc écrit à cette femme ?

— Non, monsieur, je n’ai pas écrit.

— Vous mentez !

— Non, il ne ment point, et il vaut autant et mieux que vous, Richard Avenel ! s’écria mistress Fairfield, et je ne souffrirai pas qu’on l’insulte ; non, je ne le souffrirai pas. Quant à vos cinquante livres, en voici quarante-cinq et je travaillerai jour et nuit jusqu’à ce que je vous aie rendu les cinq qui manquent. Ne craignez pas que je vous fasse honte, car je ne veux plus vous revoir jamais. Vous êtes un méchant homme, voilà ce que vous êtes. »

La pauvre femme, toute tremblante d’émotion, avait tellement élevé la voix, que le sentiment de repentir qui avait traversé le cœur de Richard fut étouffé par la crainte qu’il éprouvait de rendre ses domestiques ou ses hôtes témoins de cette scène.

« Paix ! Cessez tout ce tapage, dit M. Avenel d’un ton qu’il cherchait à rendre plus doux. Allons, asseyez-vous… Ne bougez pas jusqu’à ce que je revienne et que je puisse vous parler tranquille-