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Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 1.djvu/336

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lontairement à tout cala. Je suis mort à ma vie d’autrefois ; on dirait que le Styx m’en sépare. Avec cette austérité qui n’est permise qu’aux malheureux, je me suis même refusé la consolation de vos visites. Je vous ai dit simplement et sans détour, que votre présence déconcerterait et affaiblirait ma philosophie, et ne ferait que me rappeler ce passé que je cherche à effacer de mon souvenir. Vous avez généreusement cherché à me faire rendre justice par les cabinets des ministres et les cours des rois. Je n’ai pas voulu refuser à votre noble cœur cette satisfaction, car j’ai une fille. (Ah ! déjà je lui ai appris à révérer votre nom !) Mais maintenant que vous reconnaissez vous-même que votre zèle est inutile, je vous demande d’interrompre des tentatives qui pourraient n’avoir d’autre résultat que de mettre l’ennemi sur mes traces et de m’attirer de nouveaux malheurs. Croyez-moi, généreux Anglais, je suis content de mon sort. Je suis convaincs que ce ne serait pas un bonheur pour moi d’en changer : Chi non ha provato il male non conosce il bene. On ne connaît le bien que lorsqu’on a éprouvé le mal. Vous me demandez comment je vis. Je réponds alla giornata, au jour le jour, et non pour le lendemain, comme je faisais autrefois. Je me suis accoutumé à la paisible existence d’un village. Je m’intéresse à tous les détails qui le concernent. J’ai là ma femme, l’excellente créature ! assise en face de moi, et qui ne me demande jamais ce que j’écris, ni à qui j’écris ; elle est toujours prête à mettre son ouvrage de côté pour causer avec moi, lorsque je le désire. Causer… de quoi ! Dieu le sait ! Mais je préfère encore cette conversation, aux bavardages de nobles poltrons et de professeurs timides sur les républiques et les constitutions. Quand je veux savoir combien peu la forme de gouvernement influe sur le bonheur des hommes sages, n’ai-je pas Machiavel et Thucydide ? C’est alors que, de temps en temps, le curé entre en discussion avec moi, et que nous argumentons. Il ne sait jamais quand il est battu, en sorte que le raisonnement peut se prolonger indéfiniment. Quand il fait beau je vais me promener avec ma Violante le long d’un petit ruisseau aux mille détours, ou je m’en vais flâner chez mon voisin le squire, et j’y vois ce que c’est que le vrai plaisir ; quand il pleut je m’enferme et je boude… Mais un petit coup frappé à ma porte, et voilà Violante, dont les beaux yeux noirs qui brillent à travers des larmes, semblent me reprocher… de pleurer seul quand elle est sous le même toit que moi ; elle passe ses bras autour de mon cou, et en moins de cinq minutes le nuage est dissipé. Que nous importe alors votre ciel brumeux !

« Laissez-moi, mon cher lord, laissez-moi m’acheminer par ce tranquille passage vers une vieillesse plus heureuse que la jeunesse que j’ai si maladroitement gaspillée, et gardez soigneusement, je vous prie, le secret d’où dépend mon bonheur.

« Mais, avant de fermer cette lettre, parlons un peu de vous ; car vous en parlez trop peu et beaucoup trop de moi. Que je comprends bien la profonde mélancolie cachée sous l’apparente légèreté avec laquelle vous m’entretenez de choses que vous sentez si bien ! La la-