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Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 1.djvu/34

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disposition, pour qu’elle se sentît indépendante et qu’elle pût voir plus de monde qu’elle n’en voyait à Hazeldean, afin de choisir un époux, s’il lui convenait de se marier. Miss Jemima avait parfois profité de cette liberté, en passant quelque temps aux eaux de Cheltenham ou dans maint autre endroit. Mais son affection et sa reconnaissance pour le squire étaient telles, qu’elle ne pouvait s’éloigner longtemps du château ; et ceci était d’autant plus à la louange de son bon cœur, qu’elle était loin d’accueillir volontiers l’idée de rester fille. Il y avait cependant si peu de jeunes gens dans les environs d’Hazeldean qu’elle ne pouvait guère avoir d’autre perspective, quand elle regardait par les fenêtres du château. Miss Jemima avait, en effet, l’un des meilleurs et des plus tendres cœurs de femme, et si elle ne pouvait se faire à l’idée de vivre dans le célibat, c’est qu’elle avait tous ces affectueux instincts sans lesquels une femme, quelque estimable qu’elle soit d’ailleurs, ne vaut pas beaucoup mieux qu’une Minerve de bronze. Mais en dépit de sa fortune et de son visage, qui, sans être beau, était fort agréable et aurait pu être charmant, si on l’avait vue rire plus souvent (car lorsqu’elle riait, on y apercevait de ravissantes fossettes, invisibles quand elle était sérieuse), mais en dépit de sa fortune et de son visage, disais-je, que ce fût la faute de notre froideur ou de son dédain, miss Jemima approchait de sa trentième année et était encore miss Jemima. On entendait donc rarement son rire charmant, et elle s’était récemment confirmée dans deux opinions qui la portaient peu à la gaieté : la première était une conviction de la corruption générale et progressive du sexe masculin ; la seconde, la lugubre persuasion que le monde approchait de sa fin. Miss Jemima était en ce moment accompagnée d’un petit chien caniche favori, un vrai Blenheim, au nez camard, d’un certain âge et un peu obèse. Jemima et le capitaine Barnabé étaient liés d’une solide amitié platonique. Le capitaine était, comme elle, célibataire, et il avait, chère lectrice, aussi mauvaise opinion de votre sexe que miss Jemima du nôtre. C’était un homme d’une taille élancée et gracieuse. Moins nous parlerons de son visage, mieux vaudra ; c’est là une vérité dont le capitaine lui-même semblait convaincu, car il avait pour maxime favorite qu’une taille élevée et distinguée est la seule chose qui importe chez un homme. Le capitaine Barnabé ne niait pas absolument que le monde n’approchât de sa fin, mais pensait qu’il durerait probablement autant que lui.

Loin du reste de la société, dans la pose nonchalante d’un dandy en herbe, Frank Hazeldean, du haut d’une de ces larges cravates empesées alors de mode, regardait le paysage : c’était un beau garçon, qui venait de quitter Eton pour les vacances d’été ; il était à cet âge intermédiaire où l’on dédaigne les jeux de l’enfant, et où on n’est pas encore arrivé aux occupations de l’homme.

« Je serais bien aise, Frank, dit le squire en se tournant tout à coup vers son fils, de te voir prendre un peu plus d’intérêt à des devoirs que tu peux être appelé à remplir d’un jour à l’autre. Je ne puis me faire à l’idée de voir ma propriété passer entre les mains