Aller au contenu

Page:Cadou - Porte d’écume, 1942.djvu/3

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

PORTE D’ÉCUME

Le chemin tourne à la croix et c’est elle. On l’entend qui monte et qui descend derrière les sapins, parmi les chardons et les herbes. Une baigneuse ouvre la plage avec la clé blanche de son corps.

On ne passe devant cette porte sans entrer : mains gauches du désespoir, signes inachevés, au-revoir balancés d’un bras que rien n’arrête et cet homme dévoré par le sel et l’amour.

Les uns ont rapporté la nuit dans leurs filets, visages bariolés de vents et de goémons, d’autres tentent le démon dans leurs voiles. Les étoiles tombent.

Je porte lentement une pipe fraîche à mes lèvres.

D’ici le village tiendrait tout entier dans la main. On voit des hommes noirs qui traversent le champ, la charrette inutile comme un tas d’ossements et le cheval qui rit en caressant le ciel, l’envol princier des vignes, l’oiseau qui ne peut plus monter et se résigne et la meule encore chaude où tourne le printemps. Toutes les ombres sur la terre. Celle qui quitte la maison en emportant le feu.

Je ne sais pas dire mieux : les nuages de farine, le verre qui tinte au loin dans les basses cuisines, l’averse de lumière qui tombe sur les toits.

Rien de sérieux !

Mais la mer ! Grande peau étalée aux bords des précipices ! Incendie permanent ! Bien-aimée cicatrice ! Ô Toi !

Tu t’endors aujourd’hui sous l’étendard des mouettes avec tes phares et l’odeur des goudrons. Mille mains prisonnières meurent dans tes cordages.

Demain tout sera changé. Un vent venu de loin te roulera dans les pierres, allumera des flammes sur ton front et mêlera ton sang aux muscles de la terre.

Tu seras un grand fauve abandonné à sa faim, un grand déchirement de toi-même. Alors je ne te connaîtrai plus.

Je veux ignorer de toi les raisons de ta haine, tes retours et tes cris. Entends rire les matelots et sois belle ! Belle avec le soleil éclatant sur tes seins, belle avec tes dents, belle avec tes larmes, belle avec le duvet qui fleurit sur tes reins !

Ainsi j’aurai parlé. Et elle est devenue l’étang calme où descendent les visages tourmentés de la soif, puis tour à tour la treille et le refrain des guêpes. Déjà son nom bleuté apprivoise les ailes. Sur le sable elle efface la somme de mes pas.

Une petite flaque, douce comme l’œil, pleine de voilures et de mâts, loin du port, c’est ainsi qu’il la découvrit un jour, dans les couleurs fanées d’une carte postale.