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Page:Cahiers du Cercle Proudhon, cahier 5-6, 1912.djvu/85

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entendre, par quelque éclatante saillie, son invariable pensée : « Comme il est paradoxal, disait-on, comme il te contredit ! »

Tout le monde ne s’y trompait pas : ni un Montalembert, qui citait volontiers Proudhon ; ni un Veuillot, qui ne l’attaqua jamais : ni un Paradol, qui le tenait pour un maître ; ni tels autres fins lecteurs, «libéraliste » solitaires, amis de la bonne prose et des saines pensées. Et par ailleurs, il est remarquable que la plupart de ceux qui se sont formés en lisant Proudhon, d’abord ont milité avec les socialistes puis se sont séparés d’eux, et ont vécu solitaires, parfois en bons rapports avec la droite, même extrême. Je pense à Louis Ménard dans le journal de Proudhon, en 1849, les insurgés de juin 1848 : nous l’avons connu en étrange vieillard, poythéiste, pratiquant le culte des morts, nationaliste municipal et Parisien exclusif, comme Aristophane était Athénien. Je pense au brave Pierre Denis, vrai type du militant français, éloquent, indifférent à tout, hormis ses idées et ses maîtres : le 18 mars 1871, il écrivit sur un coin un table le manifeste fédéraliste de la Commune de Paris, et il fut, en 1890, le dernier secrétaire du général Boulanger, le plus obstiné des fidèles ; il écrivit ensuite à la Cocarde, avec Barres et Maurras ; nous l’avons connu sur ses vieux jours : il jamais changé d’avis ? Ce n’est pas sûr. Il avait toujours été fédéraliste et patriote, ennemi des pouvoirs bureaucratiques, des souverainetés majoritaires. Et je pense à Georges Sorel, parmi nous le rénovateur du proudhonisme ; il donna, voici dix ou quinze ans, en une brochure et un titre, tout ses principes au syndicalisme révolutionnaire, il les donna, mais ne se donna pas, et, présentement, il travaille seul, entouré de quelques jeunes gens, auxquels il enseigne inlassablement le mépris et la haine des dégénérescences démocratiques.

Voilà bien des signes, et tous les éléments d’une tradition silencieuse, ignorée. Mais quand le public a classé un auteur, il le laisse longtemps où il l’a mis d’abord. Proudhon reste malgré tout, par devant l’opinion, un socialiste, un démocrate, un « homme de 1848 ». Les choses vont changer peut-être : il y a crise et guerre ouverte à l’intérieur du proudhonisme.

À qui Proudhon ? Les proudhoniens antidémocrates, syndicalistes ou monarchistes, s’organisent pour la première fois et réclament leur maître. Les démocrates ne veulent pas lâcher prise, ils trouvent scandaleuse la réclamation. En vérité, ils n’ont nul droit à s’étonner s’ils se trouvent scandalisés par ces nouveaux disciples d’un maître qui les scandalise lui-même et si souvent. Que leur mine était piteuse quand Proudhon glorifiait la guerre : quand il déclarait sans façon que mieux valait pour l’Europe et pour nous l’Italie fédérale et le Pape dans Rome ; et quand il refusait de s’enthousiasmer pour la croisade des Américains du Nord, libérateurs des esclaves du Sud. C’étaient des récriminations, des murmures, des atténuations. « Ne l’écoutez pas, disaient les disciples, il exagère : sa vraie pensée, nous la savons… » Ils se croyaient tranquilles depuis sa mort, et garantis contre les surprises. Ils se trompaient ; l’œuvre est vivante et par les lecteurs qu’elle trouve elle se défend d’eux.

Qui a raison ? Disons, c’est le plus simple, que Proudhon connaissait mieux que ses disciples sa pensée. Cherchons-la dans son œuvre tumultueuse, cherchons-la avec lui, comme lui. N’oublions pas qu’il commença d’écrire assez tard, vers trente ans : qu’il mourut assez jeune, à cinquante-six ans, qu’il travailla dans la contrainte et dans la hâte, perfectionnant sans cesse