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Page:Calmettes - Leconte de Lisle et ses amis, 1902.djvu/168

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Lorsqu’il publia son roman Isis, qui devait être le frontispice d’un cycle en quatre parties et qui se réduisit à cet unique volume, il le fit remettre à l’acteur Rouvière qui jouait alors Hamlet au théâtre Beaumarchais ; c’était un hommage à l’excellent interprète de Shakespeare, pour le génie duquel Villiers se targuait d’une dévotion presque religieuse ; Rouvière vint le remercier à la brasserie des Martyrs. Ils ne se connaissaient pas et quand Rouvière, qui se l’était fait désigner, fut devant lui (ce soir-là Villiers avait l’air d’un enfant), il ne put s’empêcher de s’écrier : « Ce n’est pas vous ; c’est un homme de cinquante ans qui a fait votre livre ; vous êtes un monstre. » Et le mot était juste s’appliquant au Villiers de cette époque, nature d’artiste intellectuellement précoce, sorte de pousse hâtive, toute gonflée de floraison avant l’heure de maturité ; quelques boutons s’ouvrent, les autres avortent. Villiers, qui termina plusieurs œuvres, ne s’est jamais lui-même terminé.

Rarement il achevait ses phrases et souvent il les commençait par le milieu, parce qu’il s’en était dit à part soi le début. S’il se proposait de vous faire connaître un livre, il en entamait la lecture à la quatrième ligne de la préface, à la cinquième d’une page ; il sautait des alinéas, des portions de paragraphes : son regard avait lu le reste. Ceux qui ne le connaissaient pas le prenaient pour un bafouilleur ; mais ils auraient pu rester très étonnés de le voir tout à coup développer avec une véritable éloquence les pensées les plus ardues, alors qu’en énonçant les choses les plus simples il venait d’être inintelligible. De grands esprits ont été tels, notamment Monge qui ne sut compléter une phrase autrement que par le geste et qui s’exprimait des doigts, des mains, des bras et de la physionomie par le frémissement de toute sa personne.

Villiers, qui ressemblait à Monge par la façon de pérorer, se rattachait à Balzac par sa manie de se ra-