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Page:Calmettes - Leconte de Lisle et ses amis, 1902.djvu/273

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aux faveurs de sa maîtresse, étendue sur le lit de la chambre à coucher. Et, de sa fenêtre, il distingue le déroulement des bataillons serpentant sur les quais, s’avançant par je ne sais quel pont, puis arrivant à sa maison, montant son escalier, franchissant sa porte ; et les droits du nombre se consomment, et l’horreur du fou s’accroît avec la poussée sans cesse grandissante des partageux. Eh bien, cette bouffonnerie dont la conception peut sembler pour le moins bizarre prenait par l’ampleur des vers et l’accent sonore du lyrisme une allure de grand poème. Ainsi tout, y compris le funambulesque, participait de l’atmosphère supérieure en ce salon, qui n’était pas seulement un salon littéraire, mais le salon même de la Littérature.

En des moments d’abandon et de délassement cérébral Leconte de Lisle évoquait ses vieux souvenirs, racontait ses traversées d’océan et s’attardait quelquefois aux détails pittoresques. Il rappelait ces mères requins, que les marins prenaient avec un croc au bout d’un filin, qu’ils amenaient sur le pont et dont ils ouvraient le ventre ; ils s’amusaient alors à voir sautiller les petits, dont ils hâtaient ainsi la naissance pour les jeter tout tendres et tout jeunets dans la marmite à bouillir ; mais Leconte de Lisle se fatiguait assez vite de la petite anecdote et revenait à ses visions de poète, toujours bien accueillies de son auditoire.

Le navire qui le transportait en France avait doublé la côte d’un pays nègre. C’était le soir. Les nuages couvraient l’immensité du ciel et, par intervalles, s’écartaient pour laisser percer une clarté blafarde ; alors, du navire, on entendait, vers le sable des grèves, les hurlements des chiens monter jusqu’à la lune. Leconte de Lisle, dont l’âme s’ouvrait au souffle puissant du large, en perçut des impressions profondes et, sous l’immensité morne, au bruit de ces clameurs, il éprouva la sensation tragique qu’il a traduite dans son poème les Hurleurs