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Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 1.pdf/110

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J’ai dans l’instant oublié l’injure, je suis allé dire à l’avocat que je ne voulois plus me venger, et j’ai volé chez M. Malipiero où le hazard fit que je trouvasse le curé, au quel malgré ma joye j’ai lancé un coup d’œil foudroyant. On ne parla pas de l’affaire, M. Malipiero observa tout, et le curé partit certainement repenti de ce qu’il avoit fait, car ma frisure etoit si recherchée qu’elle meritoit tout de bon l’excommunication.

Après le depart de cruel pretre de mon cruel parein je n’ai pas dissimulé avec M. Malipiero : je lui ai dit en clairs termes que je me chercherois une autre eglise, car je ne voulois absolument plus être membre de celle d’un homme capable de pareils excès. Le sage vieillard me dit que j’avois raison. C’etoit le moyen de me faire faire tout ce qu’on vouloit. Le soir toute l’assemblée, qui avoit deja su l’histoire, me fit compliment m’assurant que rien n’étoit plus joli que ma frisure. J’étois le plus content de tous les garçons, et encore plus content de ce qu’il y avoit deja quinze jours que l’affaire étoit arrivée, et que M. Malipiero ne me parloit jamais de rétourner à l’eglise. Ma seule grand-mere m’ennuyoit me disant toujours que je devois y retourner.

Mais lorsque je croyois que ce seigneur ne m’en parleroit plus, je fus tres surpris de l’entendre me dire que le cas se présentoit que je pourrois retourner à l’eglise ayant du curé même une tres ample satisfaction. En qualité, poursuivit il à me dire, de president de la confraternité du S.t Sacrement c’est à moi à choisir l’orateur qui en fasse le panegirique le quatrieme Dimanche de ce mois qui tombe précisement le lendemain du jour de Noël. Or c’est toi que je vais lui proposer, et je suis sûr qu’il n’osera pas te refuser. Que dis tu de ce triomphe ? Te semble-t-il beau ?

À cette proposition ma surprise fut extrême ; car il ne m’étoit jamais passé par la tête ni de devenir predicateur, ni d’être capable de composer un sermon, et de le debiter. Je lui ai dit que j’etois sûr qu’il badinoit ; mais d’abord qu’il m’assura qu’il parloit tout de bon, il n’eut besoin que d’une minute pour me persuader, et me rendre certain que j’étois né pour devenir le plus célèbre predicateur du siècle d’abord que je serois devenu gras, car dans ce tems là j’étois fort maigre comme une allumette. Je ne doutois ni de ma voix, ni de mon action, et pour ce qui