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Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 1.pdf/122

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— Elle ne pensera pas à malice — Viens. Mais tu sais quel risque nous courons — Certainement, car je ne suis pas bete ; mais vous etes sage, et qui plus est pretre — Viens donc ; mais ferme auparavant la porte — Non non ; car on penseroit que sais je.

Elle vint donc à la place que je lui ai fait me fesant un long conte auquel je n’ai rien compris, car dans cette position, ne voulant pas me rendre aux mouvemens de la nature, j’étois le plus engourdi de tous les hommes. L’intrépidité de Lucie, qui certainement n’étoit pas feinte, m’en imposoit au point, que j’avois honte à lui faire voir clair. Elle me dit enfin que quinze heures venoient de sonner, et que si le vieux comte Antonio descendoit, et nous voyoit là comme nous étions il diroit des plaisanteries qui l’ennuyeroient. C’est un homme, me dit elle, que quand je le vois je me sauve. Je m’en vais parceque je ne suis pas curieuse de vous voir sortir du lit.

Je suis resté là plus d’un quart d’heure immobile, et à faire pitié, car j’etois vraiment en état de violence. Les raisonnemens dans les quels je l’ai engagée le lendemain, sans la faire entrer dans mon lit, finirent de me convaincre qu’elle etoit à juste titre l’idole de ses parens, et que la liberté de son esprit, et sa conduite sans gêne ne venoient que de son innocence, et de la pureté de son ame. Sa nayveté, sa vivacité, sa curiosité, son frequent rougir lorsqu’elle me disoit des choses qui m’excitoient à rire, et dans les quelles elle n’entendoit pas finesse, tout me fesoit connoitre que c’étoit un ange incarné qui ne pouvoit manquer de devenir la victime du premier libertin qui l’entreprendroit. Je me sentois bien sûr que ce ne seroit pas moi. La seule pensée me fesoit fremir. Mon amour propre même garantissoit l’honneur de Lucie à ses parens honetes qui me l’abandonnoient ainsi, fondés sur la bonne opinion qu’ils avoient de mes mœurs. Il me sembloit que je deviendrois le plus malheureux des hommes en trahissant la confiance qu’ils avoient en moi. J’ai donc pris le parti de souffrir, et sûr