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Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 1.pdf/125

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la prier de ne plus se montrer à mes yeux. L’ample matiere, la verité de ma passion, le desir qu’elle conçût que l’expedient que j’avois choisi étoit le plus grand effort d’un amour parfait me fournirent une eloquence sublime. Je lui ai peint les consequences affreuses qui pourroient nous rendre malheureux, si nous allions agir autrement de ce que sa vertu, et la mienne m’avoient contraint à lui proposer.

À la fin de mon sermon, elle essuya mes larmes avec le devant de sa chemise, sans songer que par cet acte charitable elle etaloit à mes yeux deux rochers faits pour faire faire naufrage au pilote le plus expert.

Après un moment de scene muette, elle me dit d’un ton triste que mes pleurs l’affligeoient ; et qu’elle n’auroit jamais pu deviner de pouvoir me donner motif d’en verser. Tout votre discours, me dit elle, m’a fait voir que vous m’aimez beaucoup ; mais je ne sais pas pourquoi vous puissiez en être tant alarmé, tandis que votre amour me fait un plaisir infini. Vous me bannissez de votre presence parceque votre amour vous fait peur. Que feriez vous, si vous me hayssiez ? Suis-je coupable parce que je vous ai rendu amoureux ? Si c’est un crime je vous assure que, n’ayant pas eu intention de le commettre, vous ne pouvez pas en conscience m’en punir. Il est cependant vrai que j’en suis un peu bien aise. Pour ce qui regarde les risques qu’on court quand on s’aime, et que je connois tres bien, nous sommes les maitres de les deffier. Je m’étonne que quoiqu’ignorante cela ne me paroisse pas difficile, tandis que vous, qui, à ce que tout le monde dit, avez tant d’esprit, craignez. Ce qui me surprend est que l’amour, n’étant pas une maladie, il ait pu vous rendre malade, tandis que l’effet qu’il fait sur moi est tout à fait le contraire. Seroit il possible que je me trompasse, et que ce que je sens pour vous ne fût pas de l’amour ? Vous m’avez vue si gaie en arrivant parceque j’ai rêvé à vous toute la nuit sainte nuit ; mais cela ne m’a pas empeché de dormir, excepté que je me suis reveillée cinq à six fois pour savoir si c’etoit vraiment vous que j’avois entre mes bras. D’abord que je voyois que ce n’étoit pas vous, je me rendormois pour rattraper mon reve, et j’y réussissois. N’avois-je pas raison ce matin d’etre gaie ? Mon cher abbé, si l’amour est un tourment pour vous, j’en suis fachée. Seroit il possible que vous fussiez né pour ne pas aimer ? Je ferai tout ce que vous m’ordonnerez, excepté que, quand même votre guérison en dependroit, je ne