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Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 1.pdf/235

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ses pieds. N’etant pas sûr qu’elle la ramasseroit, voila comme je m’y suis pris pour ne pas risquer de faire un faux pas.

Ayant attendu un moment où elle étoit seule, j’ai laissé tomber un papier plié en forme de lettre, je n’avois rien écrit, tenant ma veritable lettre dans ma main. Lorsque je l’ai vue s’incliner pour prendre la fausse lettre, je lui ai jeté l’autre aussi, et après les avoir ramassées toutes les deux, elle les mit dans sa poche : puis elle disparut. Ma lettre parloit ainsi. « Ange de l’orient que j’adore. Je passerai toute la nuit sur ce balcon, desirant que vous veniez pour un seul quart d’heure entendre ma voix par le trou qui est sous mes pieds. Nous parlerons à voix basse ; et pour me comprendre vous pourrez monter sur la balle qui est sous le meme trou. »

J’ai prié mon gardien d’avoir la complaisance de ne pas m’enfermer, comme il fesoit toutes les nuits, et il n’eut aucune difficulté à me contenter ; sous condition cependant qu’il me surveilleroit, car si je m’avisois de sauter en bas il y alloit de sa tête. Il me promit cependant de ne pas venir sur le balcon.

M’étant donc placé à l’endroit, je l’ai vue paroitre à minuit, lorsque je commençois à desesperer. Je me suis alors étendu sur mon ventre, mettant ma tete au trou, qui étoit un carré raboteux de cinq à six pouces. Je l’ai vue monter sur la balle, où se tenant debout, sa tete n’étoit qu’à un pied de distance du plancher du balcon. Elle étoit obligée de s’appuyer d’une main au mur, parceque sa position incomode la fesoit chanceler. Dans cet etat nous parlames de nous, d’amour, de desirs, d’obstacles, d’impossibilités, et de ruses. Quand je lui ai dit la raison qui m’empechoit de sauter en bas, elle me dit que quand meme, nous nous perdrions, attendu l’impossibilité où je me trouverois de remonter. Outre cela, Dieu sait ce que le turc auroit fait d’elle, et de moi, s’il nous eut surpris. Après m’avoir promis qu’elle viendroit me parler toutes les nuits, elle mit sa main dans le trou. Helas ! Je ne pouvois me rassasier de la baiser. Il me sembloit de n’avoir jamais touché une main plus douce ni plus delicate. Mais quel plaisir quand elle me demanda la mienne ! J’ai vite mis hors du trou tout mon bras de façon qu’elle colla ses levres sur le pli du coude : elle pardonna alors à ma main rapace tous les vols qu’elle a pu faire sur sa gorge grecque, dont j’etois bien plus insatiable que des baisers que je venois d’imprimer sur sa main. Après notre separation, j’ai vu avec plai[sir][illisible] le gardien qui dormoit profondement dans un coin de la sale.

Content d’avoir obtenu tout ce que dans cette position genante je pouvois obtenir j’attendois avec impatience la nuit suivante mettant ma tête à l’alambic pour trouver le moyen de me la rendre plus delicieuse ; mais la grecque ayant la