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Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 1.pdf/36

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d’un ton pitoyable c’est la barque qui marche, et non pas les arbres. Habille toi.

J’ai dans l’instant conçu la raison du phenomene allant en avant avec ma raison naissante, et point du tout préoccupée. Il se peut donc, lui dis-je, que le Soleil ne marche pas non plus, et que ce soit nous qui roulons d’Occident en Orient. Ma bonne mere s’écria à la bêtise, monsieur Grimani deplore mon imbecillité, et je reste consterné, affligé, et prêt à pleurer. Celui qui vient me rendre l’ame est M. Baffo. Il se jéte sur moi, il m’embrasse tendrement me disant tu as raison mon enfant. Le Soleil ne bouge pas, prens courage, raisonne toujours en consequence, et laisse rire.

Ma mere lui demanda s’il étoit fou me donnant des leçons pareilles ; mais le philosophe, sans pas seulement lui répondre, poursuivit à m’ébaucher une théorie faite pour ma raison pure, et simple. Ce fut le premier vrai plaisir que j’ai gouté dans ma vie. Sans M. Baffo, ce moment là eut été suffisant pour avilir mon entendement : la lacheté de la credulité s’y seroit introduite. La bêtise des deux autres auroit à coup sûr émoussé emoussé en moi le tranchant d’une faculté par la quelle je ne sais pas si je suis allé bien loin ; mais je sais que c’est à elle seule que je dois tout le bonheur dont je jouis quand je me trouve vis à vis de moi même.

Nous arrivames de bonne heure à Padoue chez Ottaviani, dont la femme me fit beaucoup de caresses. J’ai vu cinq à six enfans, entre les quels une fille de huit ans qui s’appeloit Marie, et une autre de sept qui s’appeloit Rose jolie comme un ange. Marie dix ans après devint femme du courtier Colonda ; et Rose quelques années après le devint du patricien Pierre Marcello qui eut d’elle un fils, et deux filles, dont l’une