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Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 1.pdf/360

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même toujours heureux, dit mon maitre Horace, nisi quum pituita molesta est. Mais quel est l’homme qui ait toujours la pituite ?

Le fait est que dans cette maudite nuit à S.te Marie de Pesaro j’ai peu perdu, et beaucoup gagné, car à l’egard de Therese étant sûr de la rejoindre en dix jours, ce n’etoit rien. Ce que j’ai gagné regarde l’école de la vie de l’homme. J’ai gagné un systeme contre l’étourderie. Prevoyance. Il y a cent contre un à parier qu’un jeune homme qui a perdu une fois sa bourse, et une autre fois son passeport, ne perdra plus ni l’un ni l’autre. Aussi ces deux malheurs ne me sont plus arrivés. Ils me seroient arrivés encore, si je n’avois pas eu toujours peur qu’ils m’arrivent. Un étourdi n’a jamais peur.

Le lendemain quand on remonta la garde on me consigna à un officier à physionomie revenante. Il étoit françois. Les françois m’ont toujours plu : les espagnols tout au contraire. J’ai cependant été souvent la dupe des françois, jamais des espagnols. Mefions nous de nos gouts.

Par quel hazard, mM. l’abbé, me dit cet officier, ai-je l’honneur de vous avoir sous ma garde ?

Voila un style qui d’abord fait respirer. Je l’informe de tout, et après avoir tout écouté, il trouve tout plaisant. À la verité dans ma pauvre aventure je ne trouvois rien de plaisant ; mais un homme qui la trouvoit plaisante ne pouvoit pas me deplaire. Il mit d’abord à mon service un soldat qui pour mon argent me trouva lit, sieges, table, et tout ce qui m’etoit necessaire. Il fit mettre mon lit dans sa propre chambre.

Après m’avoir fait diner avec lui, il me proposa une partie de piquet, et j’ai perdu jusqu’au soir trois ou quatre ducats ; mais il m’avertit que ma force n’étoit pas egale à la sienne, et encore moins à celle de l’officier qui devoit monter la garde le lendemain. Il me conseilla donc de ne pas jouer, et j’ai suivi son conseil. Il me dit aussi qu’il auroit du monde à souper, et qu’après il y auroit une banque de Pharaon : il me dit que ce seroit un banquier contre le quel je ne devois pas jouer. Il me dit que c’étoit un grec. Les joueurs vinrent, on joua toute la nuit, les pontes perdirent, et maltraiterent le banquier, qui les laissant dire mit l’argent dans sa poche après avoir donné sa part à l’officier mon ami qui s’étoit interessé dans la banque. Ce banquier s’appeloit D. Bepe il cadetto : ayant connu à son langage qu’il étoit napolitain, je lui ai demandé j’ai demandé à l’officier, pourquoi il m’avoit dit qu’il étoit grec. Il me dit m’expliqua alors ce que ce mot vouloit dire ; et la leçon qu’il me fit sur cette matiere me fut utile dans la suite.

Pour quatre ou cinq jours de suite il ne m’est rien arrivé. Le sixieme jour, j’ai vu reparoitre le meme officier françois qui m’avoit bien traité. Me revoyant il se felicita de bonne foi de me trouver encore là : j’ai pris le compliment pour ce qu’il valoit. Vers le soir, les mêmes joueurs vinrent, et le même D. Bepe après avoir gagné reçut le titre de fripon, et un coup de canne que tres bravement il dissimula. Neuf ans après, je l’ai vu à Vienne