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Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 1.pdf/364

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[181v]


dit qu’on m’avoit arreté faute d’avoir un passeport. J’ai alors compris la raison de son sourire.

Après cet entretien qui étoit essentiel, j’ai reçu les complimens de la mere, et de mes petites femmes, qui me parurent moins gayes, et moins ouvertes, parcequ’elles se sentoient sûres que Bellino qui n’étoit plus castrat, ni leur frere devoit s’etre emparé de moi en qualité de Therese. Elles ne se trompoient pas, et je n’ai eu garde de leur donner un seul baiser. J’ai ecouté avec beaucoup de patience toutes les plaintes de la mere qui pretendoit que Therese se decouvrant pour fille avoit perdu sa fortune, puisque pour le carnaval prochain elle auroit reçu à Rome mille cequins. Je lui ai dit qu’à Rome on l’auroit decouverte, et qu’on l’auroit mise pour toute sa vie dans un mauvais couvent.

Malgré l’etat violent, et la dangereuse situation où j’étois, j’ai passé toute la journée tête à tête avec ma chere Therese, dont il me sembloit d’etre toujours plus amoureux. Elle sortit à huit heures du soir de mes bras, ayant entendu arriver quelqu’un, et elle me laissa à l’obscur. J’ai vu le baron Vais entrer, et Therese lui donner la main à baiser comme une princesse : La premiere nouvelle qu’il lui donna fut celle qui me regardoit : elle montra de s’en rejouir, et elle ecouta avec un air d’indifference le conseil qu’il lui dit de m’avoir donné de revenir à Rimini avec un passeport. Il passa une heure avec elle, et j’ai trouvé Therese adorable dans toutes ses manieres, conservant un maintien qui ne pouvoit de nulle façon jeter dans mon ame la moindre etincelle de jalousie. Marine fut celle qui alla l’eclairer vers les dix heures, et Therese retourna d’abord entre mes bras. Nous soupames avec plaisir, et nous nous disposions à aller nous coucher lorsque Petrone nous dit que deux heures avant jour six muletiers partoient pour Cesene avec trente mulets, et qu’il étoit sûr qu’allant à l’ecurie un seul quart d’heure avant qu’ils partent, et buvant avec eux, il me seroit facile de partir avec [eux][illisible](voir éd. 1880, p. 369 ligne 5.) sans même leur faire un mystere. J’ai vu qu’il disoit vrai, et je me suis dans le moment determiné à suivre le conseil de ce garçon qui s’engagea de me reveiller à deux heures du matin. Il n’eut pas besoin de me reveiller. Je me suis vite habillé, et je suis parti avec Petrone laissant ma chere Therese certaine que je l’adorois, et que je lui serois constant ; mais inquiete sur ma sortie de Rimini. Elle vouloit me remettre soixante cequins qui lui restoient encore. Je lui ai demandé en l’embrassant ce qu’elle penseroit de moi si je les prenois.

Ayant dit à un muletier, avec le quel j’ai bu, que je monterois volontiers sur