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Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 10.pdf/255

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succulente, dont je louois d’un air voluptueux l’exquise delicatesse. Il me dit un jour en termes clairs et serieux de manger, et de me taire, les louanges que je fesois aux plats qu’on servoit l’impatientant. J’ai cessé de louer, car à la fin je devois me resoudre à partir, ou subir ses lois.

La petite Costa, dont il avoit été amoureux, me dit trois mois après à Trieste qu’elle ne croyoit pas qu’un homme avant d’avoir connu Torriano qu’un homme d’un pareil caractere put exister. Elle me dit que dans l’accouplement amoureux quoique tres fort au combat il enrageoit de ce qu’il ne pouvoit pas parvenir à se procurer le plaisir qui conduit à la crisse attachée à son fin, et qu’il la menaçoit de l’etrangler lorsqu’elle ne pouvoit pas s’empecher de laisser paroitre par des marques exterieures la volupté qui dans la besogne lui inondoit l’ame. Elle plaignoit le sort de celle qu’on lui avoit destinée pour epouse. Mais voici ce qui à la fin me poussa à bout, et me força à m’eloigner de cet animal venimeux.

Dans l’ennui, dans l’oisiveté de Spessa où je n’avois aucun plaisir, j’ai trouvé aimable une pauvre veuve fort jeune ; je lui ai donné de l’argent, des marques des tendres sentimens qu’elle m’inspiroit, et après avoir obtenu de sa complaisance des petits plaisirs, je l’ai persuadée à m’accorder les grands dans ma chambre. Elle venoit à minuit sans être vu de personne, et elle s’en alloit à la pointe du jour par une petite porte qui donnoit dans la rue. C’étoit mon unique soulagement : elle étoit amoureuse, et douce comme un mouton ce qui dans les païsannes du Frioul est fort rare, et je l’avois eue sept ou huit fois. Nous étions tous les deux fort tranquilles sur notre commerce, car nous supposions qu’il devoit être inconnu de tout le monde : nous ne craignions ni maitres, ni jaloux, ni envieux ; mais nous nous trompions.

Sgualda, c’étoit son nom, sortit un beaux matin de mes bras, et après s’être habillée me reveilla comme à l’ordinaire pourque j’allasse fermer la porte par la quelle elle sortoit pour retourner chez elle. J’y vais ; elle s’en va ; mais à peine ai-je fermé la porte, je entens ses cris. J’ouvre, et je vois l’atroce comte Torriano, qui la tenant par la robe de sa main gauche, la batonoit de sa droite. Voir cela, et sauter sur lui fut l’effet d’un instant. Nous tombons tous les deux, lui dessous, moi dessus lui