Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/149

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l’autre ; nous allons mettre dans chacun des sacs, pour que le vent ne les emporte pas, une demi-douzaine de jolis cailloux, bien ronds, bien polis, qui pèseront autant les uns que les autres. Ensuite nous pourrons nous étriller à coups de sacs tout à l’aise, sans nous écorcher seulement la peau. — Voyez un peu, mort de ma vie ! s’écria Sancho, quelle ouate de coton et quelles martes ciboulines il vous met dans les sacs, pour nous empêcher de nous moudre le crâne et de nous mettre les os en poussière ! Eh bien ! quand on les remplirait de cocons de soie, sachez, mon bon seigneur, que je ne me battrais pas. Laissons battre nos maîtres, et qu’ils s’en tirent comme ils pourront ; mais nous, buvons, mangeons et vivons, car le temps prend bien assez soin de nous ôter nos vies, sans que nous cherchions des excitants pour qu’elles finissent avant leur terme et qu’elles tombent avant d’être mûres. — Avec tout cela, reprit l’écuyer du Bocage, nous nous battrons bien au moins une demi-heure. — Pour cela, non, répondit Sancho ; je ne serai pas si peu courtois et si peu reconnaissant qu’avec un homme qui m’a fait boire et manger j’engage jamais aucune querelle, si minime qu’elle soit. D’autant plus que, n’ayant ni colère ni ressentiment, qui diable va s’aviser de se battre à froid ? — Oh ! pour cela, reprit l’écuyer du Bocage, je vous fournirai un remède suffisant. Avant que nous commencions la bataille, je m’approcherai tout doucement de votre grâce, et je vous donnerai trois ou quatre soufflets qui vous jetteront par terre à mes pieds ; avec cela j’éveillerai bien votre colère, fût-elle plus endormie qu’une marmotte. — Contre cette botte je sais une parade, répondit Sancho, et qui la vaut bien. Je couperai, moi, une bonne gaule, et, avant que votre grâce vienne m’éveiller la colère, je ferai si bien dormir la sienne à coups de bâton, qu’elle ne s’éveillera plus, si ce n’est dans l’autre monde, où l’on sait fort bien que je ne suis pas homme à me laisser manier le visage par personne. Que chacun prenne garde à ce qu’il fait ; le plus sage serait que chacun laissât dormir sa colère, car personne ne connaît l’âme de personne, et tel va chercher de la laine qui revient tondu. Dieu a béni la paix et maudit les querelles, et si un chat qu’on enferme et qu’on excite se change en lion, moi qui suis homme, Dieu sait en quoi je pourrais me changer. Ainsi donc, seigneur écuyer, j’intime à votre grâce que dès à présent elle est responsable de tout le mal qui pourrait résulter de notre bataille. — C’est fort bien, répliqua l’écuyer du Bocage, Dieu ramènera le jour, et nous y verrons clair. »

En ce moment commençaient à gazouiller dans les arbres mille espèces de brillants oiseaux, qui semblaient, dans leurs chants joyeux et variés,