Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/194

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ble, dit-il que votre grâce a fréquenté les écoles ; quelles sciences avez-vous étudiées ? — Celle de la chevalerie errante, répondit Don Quichotte, qui est aussi haute que celle de la poésie, et qui la passe même de deux doigts. — Je ne sais quelle est cette science, répliqua Don Lorenzo, et jusqu’à présent je n’en avais pas ouï parler. — C’est une science, repartit Don Quichotte, qui renferme en elle toutes les sciences du monde. En effet, celui qui la professe doit être jurisconsulte et connaître les lois de la justice distributive et commutative, pour rendre à chacun ce qui lui appartient. Il doit être théologien, pour savoir donner clairement raison de la foi chrétienne qu’il professe, en quelque part qu’elle lui soit demandée. Il doit être médecin, et surtout botaniste, pour connaître, au milieu des déserts et des lieux inhabités, les herbes qui ont la vertu de guérir les blessures, car le chevalier errant ne doit pas chercher à tout bout de champ quelqu’un pour le panser. Il doit être astronome, pour connaître par les étoiles combien d’heures de la nuit sont passées, sous quel climat, en quelle partie du monde il se trouve. Il doit savoir les mathématiques, car à chaque pas il aura besoin d’elles ; et, laissant de côté, comme bien entendu, qu’il doit être orné de toutes les vertus théologales et cardinales, je passe à d’autres bagatelles, et je dis qu’il doit savoir nager, comme on dit que nageait le poisson Nicolas[1]. Il doit savoir ferrer un cheval, mettre la selle et la bride ; et, remontant aux choses d’en haut, il doit garder sa foi à Dieu et à sa dame[2] ; il doit être chaste dans les pensées, décent dans les paroles, libéral dans les œuvres, vaillant dans

  1. En espagnol el peje Nicolas, en italien Pesce Cola. C’est le nom qu’on donnait à un célèbre nageur du quinzième siècle, natif de Catane en Sicile. Il passait, dit-on, sa vie plutôt dans l’eau que sur terre, et périt enfin en allant chercher, au fond du golfe de Messine, une tasse d’or qu’y avait jetée le roi de Naples Don Fadrique. Son histoire, fort populaire en Italie et en Espagne, est pourtant moins singulière que celle d’un homme né au village de Lierganès, près de Santander, en 1660, et nommé Francisco de la Véga Casar. Le P. Feijoo, contemporain de l’événement, raconte, en deux endroits de ses ouvrages (Teatro critico et Cartas), que cet homme vécut plusieurs années en pleine mer, que des pêcheurs de la baie de Cadix le prirent dans leurs filets, qu’il fut ramené dans son pays, et qu’il s’échappa de nouveau, au bout de quelque temps, pour retourner à la mer, d’où il ne reparut plus.
  2. Nemo duplici potest amore ligari, dit un des canons du Statut d’Amour, rapporté par André, chapelain de la cour de France, au treizième siècle, dans son livre de Arte amandi (cap. xiii).