Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/523

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

parce qu’il vient d’ordinaire à la maison, de faire passer pour mon père, afin de ne pas faire connaître le mien. Cette réclusion perpétuelle, ce refus de me laisser sortir, ne fût-ce que pour aller à l’église, il y a bien des jours et des mois que je ne puis m’en consoler. Je voulais voir le monde, ou du moins le pays où je suis née, car il me semble que ce désir n’était point contraire à la décence et au respect que les demoiselles de qualité doivent se garder à elles-mêmes. Quand j’entendais dire qu’il y avait des combats de taureaux, ou des jeux de bagues, et qu’on jouait des comédies, je demandais à mon frère, qui est d’un an plus jeune que moi, de me conter ce que c’était que ces choses, et beaucoup d’autres, que je n’ai jamais vues. Il me l’expliquait du mieux qu’il lui était possible ; mais cela ne servait qu’à enflammer davantage mon désir de les voir. Finalement, pour abréger l’histoire de ma perdition, j’avoue que je priai et suppliai mon frère, et plût à Dieu que je ne lui eusse jamais rien demandé de semblable !… » À ces mots la jeune fille se remit à pleurer. Le majordome lui dit : « Veuillez poursuivre, madame, et achevez de nous dire ce qui vous est arrivé, car vos paroles et vos larmes nous tiennent tous en suspens. — Peu de paroles me restent à dire, répondit la demoiselle, quoiqu’il me reste bien des larmes à pleurer, car les fantaisies imprudentes et mal placées ne peuvent amener que des mécomptes et des expiations comme celle-ci. »

Les charmes de la jeune personne avaient frappé le maître d’hôtel jusqu’au fond de l’âme ; il approcha de nouveau sa lanterne pour la regarder encore une fois, et il lui sembla que ce n’étaient point des pleurs qui coulaient de ses yeux, mais des gouttes de la rosée des prés, et même il les élevait jusqu’au rang des perles orientales. Aussi désirait-il avec ardeur que son malheur ne fût pas si grand que le témoignaient ses soupirs et ses larmes. Quant au gouverneur, il se désespérait des retards que mettait la jeune fille à conter son histoire, et il lui dit de ne pas les tenir davantage en suspens, qu’il était tard, et qu’il restait encore une grande partie de la ville à parcourir. Elle reprit, en s’interrompant par des sanglots et des soupirs entrecoupés : « Toute ma disgrâce, toute mon infortune, se réduisent à ce que je priai mon frère de m’habiller en homme avec un de ses habillements, et de me faire sortir une nuit pour voir toute la ville, pendant que notre père dormirait. Importuné de mes prières, il finit par céder à mon désir ; il me mit cet habillement, en prit un autre à moi qui lui va comme s’il était fait pour lui ; car mon frère n’a pas encore un poil de barbe, et ressemble tout à fait à une jolie fille ; et