Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/539

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de graves emplois, où il faut faire usage, moins des forces corporelles que de celles de l’intelligence. Avec cette belle argutie, le pauvre Sancho souffrait la faim, et si fort, qu’il maudissait, à part lui, le gouvernement, et même celui qui le lui avait donné.

Toutefois, avec sa conserve et sa faim, il se mit à juger ce jour-là ; et la première chose qui s’offrit, ce fut une question que lui fit un étranger, en présence du majordome et de ses autres acolytes. Voici ce qu’il exposa : « Seigneur, une large et profonde rivière séparait deux districts d’une même seigneurie ; et que votre grâce me prête attention, car le cas est important et passablement difficile à résoudre. Je dis donc que sur cette rivière était un pont, et, au bout de ce pont, une potence, ainsi qu’une espèce de salle d’audience où se tenaient d’ordinaire quatre juges chargés d’appliquer la loi qu’avait imposée le seigneur de la rivière, du pont et de la seigneurie ; cette loi était ainsi conçue : « Si quelqu’un passe sur ce pont d’une rive à l’autre, il devra d’abord déclarer par serment où il va et ce qu’il va faire. S’il dit vrai, qu’on le laisse passer ; s’il ment, qu’il meure pendu à la potence, sans aucune rémission. » Cette loi connue, ainsi que sa rigoureuse condition, beaucoup de gens passaient néanmoins, et, à ce qu’ils déclaraient sous serment, on reconnaissait s’ils disaient la vérité ; et les juges, dans ce cas, les laissaient passer librement. Or, il arriva qu’un homme auquel on demandait sa déclaration prêta serment, et dit : « Par le serment que je viens de faire, je jure que je vais mourir à cette potence, et non à autre chose. » Les juges réfléchirent à cette déclaration et se dirent : « Si nous laissons librement passer cet homme, il a menti à son serment, et, selon la loi, il doit mourir ; mais si nous le pendons, il a juré qu’il allait mourir à cette potence, et, suivant la même loi, ayant dit vrai, il doit rester libre. » On demande à votre grâce, seigneur gouverneur, ce que feront les juges de cet homme, car ils sont encore à cette heure dans le doute et l’indécision. Comme ils ont eu connaissance de la finesse et de l’élévation d’entendement que déploie votre grâce, ils m’ont envoyé supplier de leur part votre grâce de donner son avis dans un cas si douteux et si embrouillé. »

— Assurément, répondit Sancho, ces seigneurs juges qui vous ont envoyé près de moi auraient fort bien pu s’en épargner la peine, car je suis un homme qui ai plus d’épaisseur de chair que de finesse d’esprit. Cependant, répétez-moi une autre fois l’affaire, de manière que je l’entende bien ; peut-être ensuite pourrais-je trouver le joint. » Le questionneur répéta une et deux fois ce qu’il avait d’abord exposé. Sancho dit alors :