Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/545

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qu’elle avait mêlé dans un boisseau de noisettes nouvelles un autre boisseau de noisettes vieilles, vides et pourries. Je les ai toutes confisquées au profit des enfants de la doctrine chrétienne, qui sauront bien les distinguer, et je l’ai condamnée à ne plus paraître au marché de quinze jours. On a trouvé que je m’étais vaillamment conduit. Ce que je puis dire à votre grâce, c’est que le bruit court en ce pays qu’il n’y a pas de plus mauvaise engeance que les marchandes des halles, parce qu’elles sont toutes dévergondées, sans honte et sans âme, et je le crois bien, par celles que j’ai vues dans d’autres pays.

» Que madame la duchesse ait écrit à ma femme Thérèse Panza, et lui ait envoyé le présent que dit votre grâce, j’en suis très-satisfait, et je tâcherai de m’en montrer reconnaissant en temps et lieu. Que votre grâce lui baise les mains de ma part, en disant que je dis qu’elle n’a pas jeté son bienfait dans un sac percé, comme elle le verra à l’œuvre. Je ne voudrais pas que votre grâce eût des démêlés et des fâcheries avec mes seigneurs le duc et la duchesse ; car, si votre grâce se brouille avec eux, il est clair que le mal retombera sur moi ; d’ailleurs il ne serait pas bien, puisque votre grâce me donne à moi le conseil d’être reconnaissant, que votre grâce ne le fût pas envers des gens de qui vous avez reçu tant de faveurs, et qui vous ont si bien traité dans leur château.

» Quant aux égratignures de chats, je n’y entends rien ; mais j’imagine que ce doit être quelqu’un des méchants tours qu’ont coutume de jouer à votre grâce les méchants enchanteurs ; je le saurai quand nous nous reverrons. Je voudrais envoyer quelque chose à votre grâce, mais je ne sais que lui envoyer, si ce n’est des canules de seringue ajustées à des vessies, qu’on fait dans cette île à la perfection. Mais si l’office me demeure, je chercherai à vous envoyer quelque chose, des pans ou de la manche[1]. Dans le cas où ma femme Thérèse Panza viendrait à m’écrire, payez le port, je vous prie, et envoyez-moi la lettre, car j’ai un très-grand désir

  1. De haldas o de mangas. Ces mots ont chacun un double sens : l’un, qui veut dire les pans d’une robe de magistrat, signifiait aussi les droits à percevoir comme gouverneur. L’autre, qui veut dire les manches, signifiait les cadeaux qui se faisaient aux grandes fêtes de l’année, comme Pâques et Noël, ou aux réjouissances publiques, comme l’avènement d’un nouveau roi. De là le proverbe : Buenas son mangas despues de Pascua.