Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/569

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mon départ de notre village, pour obéir à l’édit de Sa Majesté, qui menaçait, comme tu l’as su, avec tant de sévérité les malheureux restes de ma nation[1]. »

Sancho y consentit, et Ricote ayant parlé aux autres pèlerins, ils gagnèrent tous le bois qui était en vue, s’éloignant ainsi de la grand’route. Là ils jetèrent leurs bourdons, ôtèrent leurs pèlerines, et restèrent en justaucorps. Ils étaient tous jeunes et de bonne mine, hormis Ricote, qui était un homme avancé en âge. Tous portaient des besaces, et toutes fort bien pourvues, du moins de choses excitantes et qui appellent la soif de deux lieues. Ils s’étendirent par terre, et faisant une nappe avec des herbes, ils y étalèrent du pain, du sel, des couteaux, des noix, des bribes de fromage, et des os de jambon qui, s’ils se défendaient contre les dents, se laissaient du moins sucer. Ils posèrent aussi sur la table un ragoût noi-

  1. Cervantès parle, dans ce chapitre, du plus grave des événements dont il fut témoin, l’expulsion des Morisques. Après la capitulation de Grenade, en 1492, un grand nombre de Mores, restés musulmans, séjournèrent en Espagne. Mais bientôt, aux missions envoyées parmi eux, succédèrent les persécutions ; et enfin un décret de Charles-Quint, daté du 4 avril 1525, ordonna, sous peine de bannissement, que tous les Mores reçussent le baptême. Ces chrétiens convertis par force furent alors appelés du nom de Morisques (Moriscos), qui servait à les distinguer des vieux chrétiens. Sous Philippe II, on exigea plus que leur abjuration : en 1566, on leur défendit, par une pragmatique, l’usage de leur langue, de leurs vêtements, de leurs cérémonies, de leurs bains, de leurs esclaves et même de leurs noms. Ces dispositions tyranniques, exécutées avec une impitoyable rigueur, provoquèrent la longue révolte connue sous le nom de rébellion des Morisques, qui tint en échec toute la puissance de Philippe II, et ne fut étouffée qu’en 1570, par les victoires de Don Juan d’Autriche. Les Morisques vaincus furent dispersés dans toutes les Provinces de la péninsule ; mais cette race déchue continuant à prospérer, à s’accroître, par le travail et l’industrie, on trouva des raisons politiques pour effrayer ceux que ne touchait pas suffisamment le fanatisme religieux déchaîné contre elle. Un édit de Philippe III, rendu en 1609, et exécuté l’année suivante, ordonna l’expulsion totale des Morisques. Douze à quinze cent mille malheureux furent chassés de l’Espagne, et le petit nombre d’entre eux qui survécurent à cette horrible exécution allèrent se perdre, en cachant leur origine, au milieu des races étrangères. Ainsi l’Espagne, déjà dépeuplée par les émigrations d’Amérique, se priva, comme fit plus tard la France à la révocation de l’édit de Nantes, de ses plus industrieux habitants, qui allèrent grossir les troupes des pirates de Berbérie dont ses côtes étaient infestées. (Voir l’Essai sur l’Histoire des Arabes et des Mores d’Espagne, appendice, tome II.) Au milieu des ménagements dont Cervantès s’enveloppe, il est facile de voir que toute sa sympathie est pour le peuple opprimé.