Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/576

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des gens eurent le désir de la cacher, ou d’aller l’enlever sur la grand’route ; mais la crainte de désobéir à l’édit du roi les retint. Celui qui se montra le plus passionné, ce fut Don Pédro Grégorio[1], ce jeune héritier de majorat, si riche, que tu connais bien, et qui en était, dit-on, très-amoureux. Le fait est que, depuis qu’elle est partie, on ne l’a plus revu dans le pays, et nous pensions tous qu’il s’était mis à sa poursuite pour l’enlever. Mais, jusqu’à présent, on n’a pas su la moindre chose. — J’avais toujours eu le soupçon, dit Ricote, que ce gentilhomme aimait ma fille ; mais, plein de confiance en la vertu de ma Ricota, je ne m’étais jamais embarrassé qu’il en fût épris ; car tu auras ouï dire, Sancho, que bien rarement les femmes morisques se sont mêlées par amour avec les vieux chrétiens ; et ma fille qui, à ce que je crois, mettait plus de zèle à être chrétienne qu’amoureuse, ne se sera pas beaucoup souciée des poursuites de ce gentilhomme à majorat. — Dieu le veuille, répliqua Sancho, car cela n’irait bien ni à l’un ni à l’autre. Mais laisse-moi partir, Ricote, mon ami ; je veux rejoindre cette nuit mon maître Don Quichotte. — Que Dieu t’accompagne, frère Sancho ; voici que déjà mes compagnons se frottent les yeux, et il est temps de poursuivre notre chemin. » Aussitôt ils s’embrassèrent tous deux tendrement ; Sancho monta sur son âne, Ricote empoigna son bourdon, et ils se séparèrent.

  1. Plus loin il est appelé Don Gaspar Grégorio.