Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/688

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m’enleva mes gloires passées ! ici la fortune usa à mon égard de ses tours et de ses retours ! ici s’obscurcirent mes prouesses ! ici, finalement, tomba mon bonheur, pour ne se relever jamais ! » Sancho, qui entendit ces lamentations, lui dit aussitôt : « C’est aussi bien le propre d’un cœur vaillant, mon bon seigneur, d’avoir de la patience et de la fermeté dans les disgrâces, que de la joie dans les prospérités ; et cela, j’en juge par moi-même : car si, quand j’étais gouverneur, je me sentais gai, maintenant que je suis écuyer à pied, je ne me sens pas triste. En effet, j’ai ouï dire que cette créature qu’on appelle la fortune est une femme capricieuse, fantasque, toujours ivre, et aveugle par-dessus le marché. Aussi ne voit-elle pas ce qu’elle fait, et ne sait-elle ni qui elle abat, ni qui elle élève.

— Tu es bien philosophe, Sancho, répondit Don Quichotte, et tu parles en homme de bon sens. Je ne sais vraiment qui t’apprend de telles choses. Mais ce que je puis te dire, c’est qu’il n’y a point de fortune au monde, que toutes les choses qui s’y passent, bonnes ou mauvaises, n’arrivent point par hasard, mais par une providence particulière des cieux. De là vient ce qu’on a coutume de dire, que chacun est l’artisan de son bonheur. Moi, je l’avais été du mien, mais non pas avec assez de prudence ; aussi ma présomption m’a-t-elle coûté cher. J’aurais dû penser qu’à la grosseur démesurée du cheval que montait le chevalier de la Blanche-Lune, la débilité de Rossinante ne pouvait résister. J’osai cependant accepter le combat ; je fis de mon mieux, mais je fus culbuté, et, bien que j’aie perdu l’honneur, je n’ai ni perdu ni pu perdre la vertu de tenir ma parole. Quand j’étais chevalier errant, hardi et valeureux, mon bras et mes œuvres m’accréditaient pour homme de cœur ; maintenant que je suis écuyer démonté, je veux m’accréditer pour homme de parole, en tenant la promesse que j’ai faite. Chemine donc, ami Sancho ; allons passer dans notre pays l’année du noviciat. Dans cette réclusion forcée, nous puiserons de nouvelles forces pour reprendre l’exercice des armes, que je n’abandonnerai jamais. — Seigneur, répondit Sancho, ce n’est pas une chose si divertissante de marcher à pied, qu’elle me donne envie de faire de grandes étapes. Laissons cette armure accrochée à quelque arbre, en guise d’un pendu ; et, quand j’occuperai le dos du grison, les pieds hors de la poussière, nous ferons les marches telles que votre grâce voudra les mesurer. Mais, croire que je les ferai longues en allant à pied, c’est croire qu’il fait jour à minuit. — Tu as fort bien dit, repartit Don Quichotte ; attachons mes armes en trophée ; puis, au-dessous ou alentour, nous