Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/715

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À peine Minos eut-il ainsi parlé, que Rhadamante, son compagnon, se leva et dit : « Allons, sus, ministres domestiques de cette demeure, hauts et bas, grands et petits, accourez l’un après l’autre ; appliquez sur le visage de Sancho vingt-quatre croquignoles ; faites à ses bras douze pincenettes, et à ses reins six piqûres d’épingle : c’est en cette cérémonie que consiste la guérison d’Altisidore. » Quand Sancho entendit cela, il s’écria, sans se soucier de rompre le silence : « Je jure Dieu que je me laisserai manier le visage et tortiller les chairs comme je me ferai Turc. Jour de Dieu ! qu’est-ce qu’a de commun ma peau avec la résurrection de cette donzelle ? Il paraît que l’appétit vient en mangeant. On enchante Dulcinée, et l’on me fouette pour la désenchanter. Voilà qu’Altisidore meurt du mal qu’il a plu à Dieu de lui envoyer, et, pour la ressusciter, il faut me donner vingt-quatre croquignoles, me cribler le corps à coups d’épingle et me pincer les bras jusqu’au sang ! À d’autres cette farce-là ! Je suis un vieux renard, et ne m’en laisse pas conter. » — Tu mourras, dit Rhadamante d’une voix formidable. Adoucis-toi, tigre, humilie-toi, superbe Nembrod ; souffre et te tais, car on ne te demande rien d’impossible, et ne te mêle pas d’énumérer les difficultés de cette affaire. Tu dois recevoir les croquignoles, tu dois être criblé de coups d’épingle, tu dois gémir sous les pincenettes. Allons, dis-je, ministres de mes commandements, à l’ouvrage, sinon, foi d’homme de bien, je vous ferai voir pourquoi vous êtes nés. »

Aussitôt on vit paraître et s’avancer dans la cour jusqu’à six duègnes, en procession l’une derrière l’autre, dont quatre avec des lunettes. Elles avaient toutes la main droite élevée en l’air, avec quatre doigts de poignet hors de la manche, pour rendre les mains plus longues, selon la mode d’aujourd’hui. Sancho ne les eut pas plus tôt vues qu’il se mit à mugir comme un taureau. « Non, s’écria-t-il ; je pourrai bien me laisser manier et tortiller par tout le monde ; mais consentir qu’une duègne me touche, jamais ! Qu’on me griffe la figure comme les chats ont fait à mon maître dans ce même château, qu’on me traverse le corps avec des lames de dagues fourbies, qu’on me déchiquette les bras avec des tenailles de feu ; je prendrai patience, et j’obéirai à ces seigneurs. Mais que des duègnes me touchent ! je ne le souffrirai pas, dût le diable m’emporter. »

Alors Don Quichotte rompit aussi le silence, et dit à Sancho : « Prends patience, mon fils, et fais plaisir à ces seigneurs. Rends même grâce au ciel de ce qu’il a mis une telle vertu dans ta personne, que, par ton martyre, tu désenchantes les enchantés et tu ressuscites les morts. » Les duègnes étaient déjà près de Sancho. Persuadé et adouci, il s’arrangea bien sur sa