Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/74

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naissant sa détresse, il ne le juge et ne le tienne pour homme de noble sang. Ce serait un miracle qu’il ne le fût pas ; et comme la louange a toujours été le prix de la vertu, les hommes vertueux ne peuvent manquer d’être loués de chacun. Il y a deux chemins, mes filles, que peuvent prendre les hommes pour devenir riches et honorés ; l’un est celui des lettres, l’autre celui des armes. Je suis plus versé dans les armes que dans les lettres, et je suis né, selon l’inclination que je me sens, sous l’influence de la planète Mars. Il m’est donc obligatoire de suivre ce chemin, et je dois le prendre en dépit de tout le monde ; c’est en vain que vous vous fatigueriez à me persuader de ne pas vouloir ce que veulent les cieux, ce qu’a réglé la fortune, ce qu’exige la raison, et surtout ce que désire ma volonté : car, sachant, comme je le sais, quels innombrables travaux sont attachés à la chevalerie errante, je sais également quels biens infinis on obtient par elle. Je sais que le sentier de la vertu est étroit, que le chemin du vice est large et spacieux. Je sais qu’ils aboutissent à des termes qui sont bien différents, car le large chemin du vice finit par la mort, et l’étroit sentier de la vertu finit par la vie, non pas une vie qui finisse elle-même, mais celle qui n’aura pas de fin. Je sais enfin, comme a dit notre grand poëte castillan[1], que « c’est par ces âpres chemins qu’on monte au trône élevé de l’immortalité, d’où jamais on ne redescend. »

  1. Garcilaso de la Véga. Les vers cités par Don Quichotte sont de l’élégie adressée au duc d’Albe sur la mort de son frère Don Bernardino de Toledo.