Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/93

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Artémise fit ensevelir son mari Mausole dans un sépulcre qui passa pour une des sept merveilles du monde. Mais aucune de ces sépultures, ni beaucoup d’autres qu’eurent les gentils, n’ont été ornées de suaires et d’autres offrandes, qui montrent que ceux qu’elles renferment soient devenus des saints. — Nous y voilà, répliqua Sancho : dites-moi maintenant quel est le plus beau, de ressusciter un mort ou de tuer un géant ? — La réponse est toute prête, repartit Don Quichotte ; c’est de ressusciter un mort. — Ah ! je vous tiens, s’écria Sancho. Ainsi, la renommée de ceux qui ressuscitent les morts, qui donnent la vue aux aveugles, qui redressent les boiteux, qui rendent la santé aux malades, de ceux dont les sépultures sont éclairées par des lampes, dont les chapelles sont remplies d’âmes dévotes qui adorent à genoux leurs reliques, la renommée de ceux-là, dis-je, vaudra mieux, pour ce siècle et pour l’autre, que celle qu’ont laissée et que laisseront autant d’empereurs idolâtres et de chevaliers errants qu’il y en ait eu dans le monde. — C’est une vérité que je confesse également, répondit Don Quichotte. — Eh bien, cette renommée, continua Sancho, ces grâces, ces privilèges, ou comme vous voudrez appeler cela, appartiennent aux corps et aux reliques des saints, auxquels l’approbation et la dispense de notre sainte mère Église accorde des lampes, des cierges, des suaires, des béquilles, des chevelures, des yeux, des jambes, qui grandissent leur renommée chrétienne et augmentent la dévotion des fidèles. C’est sur leurs épaules que les rois portent les reliques des saints[1] ; ils baisent les fragments de leurs os, ils en décorent leurs oratoires, ils en enrichissent leurs autels. — Et que faut-il en conclure, Sancho, de tout ce que tu viens de dire ? demanda Don Quichotte. — Que nous ferions mieux, répondit Sancho, de nous adonner à devenir saints ; nous atteindrions plus promptement la renommée à laquelle nous prétendons. Faites attention, seigneur, qu’hier ou avant-hier (il y a si peu de temps qu’on peut le dire ainsi), l’Église a canonisé et béatifié deux petits moines déchaussés[2], si bien qu’on tient à grand

    ordre de Sixte-Quint, en 1586. Cervantès, qui avait vu cet obélisque à la place qu’il occupait auparavant, suppose à tort qu’il fut destiné à recevoir les cendres de César. Il avait été amené à Rome sous l’empereur Caligula. (Pline, liv. XVI, chap. 40.)

  1. Cervantès avait pu voir, à l’âge de dix-huit ans, la pompeuse réception que fit le roi Philippe II, en novembre 1565, aux ossements de saint Eugène, que Charles IX lui avait donnés en cadeau.
  2. Sans doute saint Diégo de Alcala, canonisé par Sixte-Quint, en 1588, et saint Pierre de Alcantara, mort en 1562.