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Page:Chénier - Œuvres poétiques, édition Moland, 1889, volume 1.djvu/255

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Il n’est doux de pleurer qu’aux pieds de son amante,
Pour la voir s’attendrir, caresser vos douleurs
Et de sa belle main vous essuyer vos pleurs ;
Vous baiser, vous gronder, jurer qu’elle vous aime,
Vous défendre une larme et pleurer elle-même.

Eh bien ! sont-ils bien tous empressés à te voir ?
as-tu sur bien des cœurs promené ton pouvoir ?
Vois-tu tes jours suivis de plaisirs et de gloire,
Et chacun de tes pas compter une victoire ?
Oh ! quel est mon bonheur si, dans un bal bruyant,
Quelque belle tout bas te reproche en riant
D’un silence distrait ton âme enveloppée,
Et que sans doute ailleurs elle est mieux occupée !
Mais dieux, puisses-tu voir, sous un ennui rongeur,
De ta chère beauté flétrir toute la fleur[1],
Plutôt que d’être heureuse à grossir tes conquêtes ;
D’aller chercher toi-même et désirer des fêtes,
Ou sourire le soir, assise au coin d’un bois,
Aux éloges rusés d’une flatteuse voix,
Comme font trop souvent de jeunes infidèles,
Sans songer que le ciel n’épargne point les belles.
Invisible, inconnu, dieux ! pourquoi n’ai-je pas
Sous un voile étranger accompagné tes pas  ?
J’ai pu de ton esclave, ardent, épris de zèle,
Porter, comme le cœur, le vêtement fidèle.
Quoi ! d’autres loin de moi te prodiguent leurs soins,
Devinent tes pensers, tes ordres, tes besoins !

  1. Flétrir pour se flétrir, comme on le voit dans Malherbe ;
    Et vos jeunes beautés flétriront comme l’herbe.