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Page:Charles Blanc-Grammaire des arts du dessin, (1889).djvu/158

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GRAMMAIRE DES ARTS DU DESSIN.

tructions colossales, mais sans les soumettre à une mesure commune ; leurs monuments avaient des dimensions, ils n’avaient pas encore de proportions. On ne voyait, par exemple, aucun rapport établi, voulu, entre la hauteur du chapiteau et la hauteur de la colonne ; tantôt les mômes colonnes étaient couronnées de chapiteaux différents, tantôt des chapiteaux de même hauteur surmontaient des colonnes inégales en épaisseur et en élévation. Les Grecs, admirant surtout la création dans la plus parfaite de ses œuvres, qui est l’homme, voulurent imiter l’organisme du corps humain ; ils mirent dans leurs édifices des proportions, c’est-à-dire qu’ils choisirent un des membres de l’architecture pour servir de mesure à tous les autres, de telle façon qu’étant donnée la mesure d’une seule partie, on pût reconstruire les autres parties et le tout, de même que, le doigt d’un homme étant connu, on pouvait en induire les proportions de l’homme entier d’après le canon de Polyclète, conforme d’ailleurs au canon égyptien[1].

Ce rapport des membres entre eux et de chacun d’eux avec le tout est un des caractères de ce qu’on appelle en architecture un ordre. Le diamètre de la colonne fut l’étalon que les Grecs choisirent pour servir de régulateur aux autres membres ; quelquefois ce fut l’abaque ; et sur cet étalon, qu’on appelle module, ils déterminèrent toutes les dimensions de l’édifice, dimensions qui dès lors devinrent des proportions.

Mais la règle symétrique et la loi rigoureuse d’harmonie qui ont présidé à la formation du corps humain n’empêchent pas les innombrables variétés de l’espèce humaine. Dans l’homme arrivé à toute sa croissance, il n’y a d’invariable que sa hauteur, parce qu’elle est déterminée par des os ; mais sa largeur pouvant changer, c’est par là surtout qu’il se caractérise et qu’il se distingue. Supposons deux hommes de même taille : si l’on revêt le premier de muscles très développés et très ressentis, on en fera un Hercule ; si l’autre a des muscles délicats et peu saillants, on en pourra faire un Apollon. Regardons maintenant deux colonnes d’égale hauteur : si l’une est mince, elle paraîtra longue ; si l’autre est massive, elle paraîtra courte ; mais l’une et l’autre auront toujours des proportions, parce qu’elles se rapporteront à une certaine unité de mesure prise en elles-mêmes. Seulement, la première aura, par exemple, en hauteur, neuf fois son diamètre, la seconde l’aura cinq fois. Voilà comment, chose admirable, qui dit proportion dit liberté ; car du moment que l’unité de mesure est prise, non pas en dehors du monument, mais dans le monument lui-même, l’artiste peut à son gré raccourcir ou allonger ses supports, les concevoir ramassés ou grêles, forts ou élégants. Le besoin de la variété se trouva ainsi, dans l’art grec, concilié avec la règle. La liberté fut placée dans la loi.

Cependant, à une époque où la civilisation pouvait avoir des raffine-

  1. Voir plus haut le chapitre intitulé : Des proportions du corps humain.