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Page:Charles Blanc-Grammaire des arts du dessin, (1889).djvu/23

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DE LA NATURE ET DE L’ART.

la signification de ces monuments symboliques, il serait amené peut-être à reconstruire toute l’antique Égypte ; il en retrouverait les mœurs, il en connaîtrait les pensées… Si la Grèce était un pays ignoré ou disparu dans l’oubli, quelque jour un artiste, y retrouvant une colonne des Propylées, un fragment des sculptures de Phidias, un bronze de Lysippe, une monnaie d’Alexandre ou un vase grec, serait averti qu’un grand peuple habita ces contrées, que ce peuple eut un bon sens délicat, un goût pur, un sentiment exquis de la grâce, et qu’il poussa le culte de la beauté jusqu’à diviniser l’homme et humaniser les dieux. Oui, un portique en ruine, une tête de marbre, nous suffisent pour remonter en idée à ces temps héroïques où le ciel vivait et respirait sur la terre, comme dit le poète :

 
          Où Vénus Astarté, fille de l’onde amère,
          Ruisselait, vierge encor, des larmes de sa mère.
          Et fécondait le monde en tordant ses cheveux.
                                                  (Alfred de Musset.)

Il semble que les nations aient pressenti que leur gloire serait mesurée aux œuvres du poète et de l’architecte, du sculpteur et du peintre, car il n’est pas de peuple qui n’ait honoré les artistes, comme s’il eût vu en eux les témoins futurs de sa grandeur. Dans le primitif Orient et dans la vallée du Nil, l’art, confondu avec le plus haut sacerdoce, était aussi vénéré que le grand prêtre. En Grèce, la fable de Prométhée ravissant le feu du ciel pour animer l’argile symbolisait assez clairement l’auguste origine des arts. Aussi n’est-on pas étonné d’apprendre que le plus sage des philosophes, le maître de Platon, était sculpteur, et qu’il avait modelé les trois Grâces. Chez les Éléens, un sentiment de respect s’attachait au souvenir de Phidias, et les descendants de ce grand homme avaient, de père en fils, la charge de montrer aux étrangers, comme un lieu vénérable, l’atelier où il avait sculpte’; son Jupiter Olympien. L’effigie du statuaire Alcamène était placée au faîte du temple d’Éleusis. La ville de Perganie, en Mysie, acheta, des deniers publics, un palais ruiné, pour sauver quelques murailles où il restait encore des peintures d’Apelles, et les habitants suspendirent la dépouille de ce peintre illustre dans un réseau de fils d’or. Plus rudes que les Grecs, les Romains avaient hérité cependant de leur souveraine estime pour les artistes, Cicéron rapporte que Lélius Fabius, qui comptait parmi les siens tant de consuls, et dont la famille avait tant de fois triomphé, voulut mettre son nom sur les peintures qu’il avait exécutées de sa main dans le temple du Salut, et se fit appeler Fabius pictor. Enfin, dans les temps modernes, ce fut le plus fier des empereurs d’Allemagne, celui qui réunissait en lui l’orgueil germanique à la hauteur castillane, ce fut Charles-Quint qui prononça cette parole fameuse : « Titien mérite d’être servi par César. »