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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t6.djvu/116

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

pour donner leur nom, sous Charles X, à ces distractions du malheur.

Le jeu fini, le roi me souhaita le bonsoir. Je passai les salles désertes et sombres que j’avais traversées la veille, les mêmes escaliers, les mêmes cours, les mêmes gardes, et, descendu des talus de la colline, je regagnai mon auberge en m’égarant dans les rues et dans la nuit. Charles X restait enfermé dans les masses noires que je quittais : rien ne peut peindre la tristesse de son abandon et de ses années.

Prague, 27 mai 1833.

J’avais grand besoin de mon lit ; mais le baron Capelle[1], arrivé de Hollande, logeait dans une chambre voisine de la mienne, et il accourut.

Quand le torrent tombe de haut, l’abîme qu’il creuse et dans lequel il s’engloutit fixe les regards et rend muet ; mais je n’ai ni patience ni pitié pour les ministres dont la main débile laissa tomber dans ce gouffre la couronne de saint Louis, comme si les flots devaient la rapporter ! Ceux de ces ministres qui prétendent s’être opposés aux ordonnances sont les plus coupables ; ceux qui se disent avoir été les plus modérés sont les moins innocents : s’il y voyaient clair, que ne se retiraient-ils ? « Ils n’ont pas voulu abandonner le roi ; monsieur le dauphin les a traités de poltrons. » Mauvaise défaite ; ils n’ont pu s’arracher à leurs portefeuilles. Quoi qu’ils en disent, il n’y a pas autre chose au fond de cette immense catastrophe. Et quel beau sang-froid depuis l’événement !

  1. Sur le baron Capelle, ministre des Travaux publics dans le cabinet Polignac, voir, au tome V, la note de la page 265 (note 23 du Livre XIV de la Troisième Partie).