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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t6.djvu/253

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

conservateurs de la bibliothèque : ils m’ont reçu avec une extrême politesse, bien que je n’eusse aucune lettre de recommandation.

En parcourant les chambres du palais ducal, on marche de merveilles en merveilles. Là se déroule l’histoire entière de Venise peinte par les plus grands maîtres : leurs tableaux ont été mille fois décrits.

Parmi les antiques, j’ai, comme tout le monde, remarqué le groupe du Cygne et de Léda, et le Ganymède dit de Praxitèle. Le cygne est prodigieux d’étreinte et de volupté ; Léda est trop complaisante. L’aigle du Ganymède n’est point un aigle réel ; il a l’air de la meilleure bête du monde. Ganymède, charmé d’être enlevé, est ravissant : il parle à l’aigle qui lui parle.

Ces antiques sont posées aux deux extrémités des magnifiques salles de la bibliothèque. J’ai contemplé avec le saint respect du poète un manuscrit de Dante, et regardé avec l’avidité du voyageur la mappemonde de Fra-Mauro (1460). L’Afrique cependant ne m’y semble pas aussi correctement tracée qu’on le dit. Il faudrait surtout explorer à Venise les archives : on y trouverait des documents précieux.

Des salons peints et dorés, je suis passé aux prisons et aux cachots ; le même palais offre le microcosme de la société, joie et douleur. Les prisons sont sous les plombs, les cachots au niveau de l’eau du canal, et à double étage. On fait mille histoires d’étranglements et de décapitations secrètes ; en compensation, on raconte qu’un prisonnier sortit gros, gras et vermeil de ces oubliettes, après dix-huit ans de captivité : il avait vécu comme un crapaud dans l’intérieur d’une