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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t6.djvu/396

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

cherait pas de nous faire tous étrangler, le cas échéant. M. Thiers n’est pas ce qu’il peut être ; les années le modifieront, à moins que l’enflure de l’amour-propre ne s’y oppose. Si sa cervelle tient bon et qu’il ne soit pas emporté par un coup de tête, les affaires révéleront en lui des supériorités inaperçues. Il doit promptement croître ou décroître ; il y a des chances pour que M. Thiers devienne un grand ministre ou reste un brouillon.

M. Thiers a déjà manqué de résolution quand il tenait entre ses mains le sort du monde : s’il eût donné l’ordre d’attaquer la flotte anglaise, supérieurs en force comme nous l’étions dans la Méditerranée, notre succès était assuré ; les flottes turques et égyptiennes, réunies dans le port d’Alexandrie, seraient venues augmenter notre flotte ; un succès obtenu sur l’Angleterre eût électrisé la France. On aurait trouvé à l’instant 150 000 hommes pour entrer en Bavière et pour se jeter sur quelque point de l’Italie, où rien n’était préparé en prévision d’une attaque. Le monde entier pouvait encore une fois changer de face. Notre agression eût-elle été juste ? C’est une autre affaire ; mais nous aurions pu demander à l’Europe si elle avait agi loyalement envers nous dans des traités où, abusant de la victoire, la Russie et l’Allemagne s’étaient démesurément agrandies, tandis que la France avait été réduite à ses anciennes frontières rognées. Quoi qu’il en soit, M. Thiers n’a pas osé jouer sa dernière carte ; en regardant sa vie, il ne s’est pas trouvé assez appuyé, et cependant c’est parce qu’il ne mettait rien au jeu qu’il aurait pu tout jouer. Nous sommes tombés sous les pieds de l’Europe ;