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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t6.djvu/464

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

arrivé au monde vingt jours après Bonaparte. Il m’amenait avec lui. J’allais entrer dans la marine en 1783 quand la flotte de Louis XVI surgit à Brest : elle apportait les actes de l’état civil d’une nation éclose sous les ailes de la France. Ma naissance se rattache à la naissance d’un homme et d’un peuple : pâle reflet que j’étais d’une immense lumière.

Si l’on arrête les yeux sur le monde actuel, on le voit, à la suite du mouvement imprimé par une grande révolution, s’ébranler depuis l’Orient jusqu’à la Chine, qui semblait à jamais fermée ; de sorte que nos renversements passés ne seraient rien ; que le bruit de la renommée de Napoléon serait à peine entendu dans le sens dessus dessous général des peuples, de même que lui, Napoléon, a éteint tous les bruits de notre ancien globe.

L’empereur nous a laissés dans une agitation prophétique. Nous, l’État le plus mûr et le plus avancé, nous montrons de nombreux symptômes de décadence. Comme un malade en péril se préoccupe de ce qu’il trouvera dans sa tombe, une nation qui se sent défaillir s’inquiète de son sort futur. De là ces hérésies politiques qui se succèdent. Le vieil ordre européen expire ; nos débats actuels paraîtront des luttes puériles aux yeux de la postérité. Il n’existe plus rien : autorité de l’expérience et de l’âge, naissance ou génie, talent ou vertu, tout est nié ; quelques individus gravissent au sommet des ruines, se proclament géants et roulent en bas pygmées. Excepté une vingtaine d’hommes qui survivront et qui étaient destinés à tenir le flambeau à travers les steppes ténébreuses où l’on entre, excepté ce peu d’hommes, une génération