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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t6.djvu/81

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Je ne crus pas pouvoir profiter de l’alternative qu’on me laissait : à neuf heures et demie du soir, je me mis en marche ; un homme de l’auberge, sachant quelques mots de français, me conduisit. Je gravis des rues silencieuses, sombres, sans réverbères, jusqu’au pied de la haute colline que couronne l’immense château des rois de Bohême. L’édifice dessinait sa masse noire sur le ciel ; aucune lumière ne sortait de ses fenêtres : il y avait là quelque chose de la solitude, du site et de la grandeur du Vatican, ou du temple de Jérusalem vu de la vallée de Josaphat. On n’entendait que le retentissement de mes pas et de ceux de mon guide ; j’étais obligé de m’arrêter par intervalles sur les plates-formes des pavés échelonnés, tant la pente était rapide.

À mesure que je montais, je découvrais la ville au-dessous. Les enchaînements de l’histoire, le sort des hommes, la destruction des empires, les desseins de la Providence, se présentaient à ma mémoire, en s’identifiant aux souvenirs de ma propre destinée : après avoir exploré des ruines mortes, j’étais appelé au spectacle des ruines vivantes.

Parvenu au plateau sur lequel est bâtie Hradschin[1],

  1. Lors de son arrivée en Angleterre, au mois d’août 1830, Charles X accepta l’hospitalité d’une famille catholique et jacobite, la famille Weld, qui payait ainsi aux Bourbons la dette des Stuarts. Le chef de cette famille, le cardinal Weld, fit offrir au roi de France, qui l’accepta, le château de Lulworth, situé dans le Dorsetshire, non loin de la petite ville de Warcham. Après un séjour de deux mois à Lulworth, la famille royale alla s’établir au château d’Holy-Rood, à Édimbourg, où elle devait rester deux ans. Le 25 octobre 1832, Charles X arrivait à Prague, au château du Hradschin, que l’empereur d’Autriche avait mis à sa disposition, en attendant qu’il trouvât une résidence particulière.