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Page:Chauveau - Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes, 1853.djvu/145

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CHARLES GUÉRIN.

je le risquerais peut-être pour vous. Mon bonheur, c’est le bonheur de mon père, de mon père qui n’a que moi dans le monde. Vous m’avez souvent parlé de votre mère, du chagrin mortel que lui a causé le départ de votre frère… cependant si votre frère ne revient pas, votre mère vous aura toujours, vous et votre sœur. Pensez-vous que mon père serait moins à plaindre de n’avoir qu’une fille dans le monde, et de la voir malheureuse et triste auprès de lui. Cela serait encore pire que de la savoir morte ? Il ne faut donc pas que j’écoute comme cela bien tranquillement, ce qu’il vous plaît de me dire de votre passion. J’ai assez pleuré depuis une couple de jours pour être calme à présent. Mon père a déjà remarqué que je n’étais pas la même, il voit un peu tard l’imprudence qu’il a faite de vous amener ici, et il a déjà dit hier qu’il avait un autre voyage à faire prochainement à Québec… Que dites-vous de cette idée-là ?

— Une infamie ! Me chasser à présent, parce que j’ai le malheur de vous aimer ! Vous tenez beaucoup, mademoiselle, à votre bonheur et au bonheur de votre père… mon bonheur à moi compte pour peu de chose……

— Non, certes, votre bonheur y est aussi pour quelque chose. Si j’acceptais l’offre que vous semblez disposé à me faire… et qu’il vous fallût plus tard manquer à votre parole : je ne crois pas après tout que vous seriez heureux au dedans de vous-même. Mais si c’est moi qui vous refuse… Ah, j’oubliais ! … Vous comprenez bien qu’après ce que vous venez de me dire, je ne dois pas rester si longtemps seule avec vous. Tant que vous avez gardé un certain petit air dédaigneux, il n’y avait pas grand mal à causer ensemble. À présent, je crois qu’il vaudra mieux que je ne vous parle plus, d’ici à ce que je me sois décidée à conter tout cela à mon père… et alors si ce bon papa n’a pas toujours le voyage de Québec en tête…