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Page:Chesterton - Le Retour de Don Quichotte.djvu/29

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yeux bleu pâle étaient légèrement plus écartés que ceux des autres hommes et cela donnait une impression étrange, comme si un de ses yeux était quelque part ailleurs ; non pas occupé à regarder ailleurs, mais presque logé dans une autre tête que la sienne. Et c’était un peu vrai : il était dans la tête d’un Hittite d’il y a dix mille ans.

Car il y avait dans Michaël Herne un je ne sais quoi qui se trouve peut-être dans tout spécialiste enseveli sous une montagne de documents et qui l’empêche d’en être écrasé, un je ne sais quoi qui s’appelle Poésie. Herne se créait instinctivement des images des choses qu’il étudiait. Bien des gens judicieux, familiers de maints recoins de l’histoire, n’auraient vu en lui qu’un antiquaire poussiéreux farfouillant parmi des marmites et des terrines préhistoriques, sans oublier la sempiternelle hache de pierre. Mais ils auraient été injustes à son égard : tout informes qu’ils fussent, ces objets, pour lui, n’étaient pas des idoles, mais des instruments. Quand il regardait la hachette hittite, il se la figurait tuant quelque chose pour la marmite hittite ; quand il regardait la marmite, il la voyait bouillir pour cuire quelque proie tuée avec la hachette. Il était parfaitement capable de rédiger un menu hittite. À l’aide de quelques fragments, il avait reconstruit une cité et un état archaïques, éclipsant l’Assyrie dans leur énormité éléphantesque et informe. Son âme était au loin, errant sous des cieux étranges de turquoise et d’or, parmi des coiffures semblables à de hauts sépulcres, et parmi des sépulcres plus hauts que des citadelles, et des barbes calamistrées comme dans les tapisseries à personnages. Quand, par les fenêtres ouvertes de la bibliothèque, il regardait les jardiniers balayant les allées bien entretenues de Seawood, il