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Page:Chevalier - Les Pieds-Noirs, 1864.djvu/46

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Mais rien, pas même son dernier duel, ne lui parut aussi affreux que l’incertitude qui le poignait.

Soudain, Carrier, dont les yeux perçaient l’obscurité, changea d’attitude. Sa tête s’inclina vers le canon de sa carabine. Il y eut un instant de silence accablant pour Kenneth et une détonation retentit.

— Je l’ai, cette fois ! cria le voyageur.

— Non, pas encore, répliqua Kenneth se dressant à demi ; tu m’as manqué, détestable assassin !

Le jeune homme avait ôté sa carabine de dessus son dos ; mais il avait tant de peine à se maintenir en équilibre que cette arme ne pouvait lui servir. Ses yeux cherchaient anxieusement en haut et en bas un lieu plus sûr. Mais, ô douleur ! il lui était impossible de monter ou de revenir sur ses pas. Il fut sur le point de s’abandonner au désespoir. La nécessité lui suggéra un expédient. « Tâchons, se dit-il, de déplacer ce bloc de pierre. Si j’y parviens, il tombera dans le lac et me laissera une niche suffisante pour me cacher. »

Alors, il applique son épaule contre le bloc qui s’ébranle, chancelle, et roule avec un effroyable fracas au milieu des eaux. Enchanté de cet heureux résultat, et renaissant à l’espérance, Kenneth se jette dans l’alvéole, où était enchâssée depuis des siècles cette molaire de granit. Là, tapi comme un renard dans son terrier, Kenneth peut se reposer un instant, certain de n’avoir rien à craindre des carabines de ses ennemis. Songeant ensuite que toute tentative de descente lui sera interdite, tant que Chris et Jean seront vivants, il se décide à faire usage de son arme. Il ajuste le premier ; mais un scintillement du canon met sur ses gardes Carrier, qui se retire avec Jean dans la caverne.

Kenneth les guetta vainement jusqu’à l’aurore. Ils ne se montrèrent point.

Quand le soleil se leva, notre héros voulut reconnaître sa position. Elle était aussi affreuse que possible. Nul moyen de se sauver, soit par en haut, soit par en bas. Toute retraite était coupée. Il n’avait d’autre ressource que de mourir de faim ou de se précipiter dans le lac. L’idée du suicide flotta une seconde devant son esprit, mais il se hâta de la repousser de peur de succomber à ses tentations. Nouant son mouchoir au bout de la baguette de sa carabine, il la ficha dans une fente au-dessus de son sépulcre de roc, dans l’espérance d’attirer sur ce lieu les regards de quelque trappeur.