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Page:Cheysson - L’affaiblissement de la natalité française, 1891.djvu/15

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SES CAUSES ET SES REMÈDES.

500 000 Canadiens Français établis aux États-Unis. Ce contraste amène à se demander si la sève des rejetons transplantés au Canada y est devenue plus vigoureuse que celle du vieux tronc normand, ou si elle n’a pas puisé dans la liberté de tester dont jouit la famille canadienne la conservation d’une vigueur qu’appauvrissent ici les lois actuelles de la métropole.

En Russie, l’on sait que le partage périodique du territoire du mir se fait soit par tête d’habitant mâle, soit par ménage. « On voit tout de suite l’encouragement que donne à la population ce système de partage. Chaque fils venant au monde ou arrivé à l’âge d’homme apporte à la famille un nouveau lot de terre. Au lieu de diminuer le champ paternel en le divisant, une nombreuse progéniture l’agrandit… Aussi la Russie est-elle le pays de l’Europe où il y a le plus de mariages et où ils sont le plus féconds[1]. » Voilà ce que peut le régime successoral sur la natalité.

Chez nous-mêmes, là où le Code n’a pas de prise sur les calculs paternels, les enfants abondent. C’est le cas du prolétariat qui, n’ayant rien à partager, n’a nul souci du partage. C’est aussi le cas des pêcheurs qui exploitent un domaine impartageable, la mer. On a essayé à tort d’expliquer leur fécondité par leur alimentation. Ici encore, le fait n’est pat physiologique, mais social. Les pêcheurs ont des enfants, parce qu’ils peuvent en avoir beaucoup impunément, sans morceler l’héritage et parce que chaque mousse apporte en naissant son lot comme l’enfant du mir russe apporte le sien.

Dans son remarquable exposé de la question, M. Charles Richet nous a dit que « le Code civil n’avait rien à voir avec la morale et la justice. » Sur ce point spécial, je lui demande la permission de n’être pas de son avis, pour me ranger à celui de Bossuet, qui assigne comme véritable fin à la politique « de rendre la vie commode et les peuples heureux ». Tout code repose sur un principe, sur une conception idéale, sur une philosophie. Le partage forcé lui-même se réclame du droit égal des enfants et des bienfaits prétendus du morcellement. Sur ce point, notre code a cru réaliser ainsi la justice domestique et l’intérêt social. À mon avis, il s’est trompé, mais on ne peut lui refuser le mérite de ses aspirations.

En présence des progrès de cet égoïsme débordant qui menace de déposséder la bourgeoisie au profit du quatrième état, et même de l’anéantir par cette stérilité volontaire qui équivaut à une sorte de suicide, il est très regrettable que le code vienne prendre parti contre la fécondité et fortifier encore une tendance, qui n’a déjà que trop d’appui dans la décadence des mœurs. Si la famille américaine est devenue inféconde, la loi du moins n’a rien à se reprocher dans cette stérilité. Nous ne demandons pas à la loi d’intervenir pour prescrire au citoyen d’avoir des

  1. L’Empire des Tsars, par Anatole Leroy-Beaulieu. T. 1, p. 520.