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Page:Cicéron - Œuvres complètes, Garnier, 1850, tome 2.djvu/11

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DISCOURS.
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PLAIDOYER POUR P. QUINTIUS.

DISCOURS PREMIER.


INTRODUCTION.

Caïus Quintius avait formé une société avec Sextius Névius, ancien crieur public, pour l’exploitation d’un domaine situé dans la Gaule. La société existait depuis plusieurs années, lorsque Caïus mourut dans ce pays, et laissa, par testament, son frère Publius Quintius héritier de ses biens. Celui-ci se transporte sur les lieux, où il demeure près d’un an avec Névius, sans qu’il soit une seule fois question que la société ou la succession de Caïus doive aucune somme à cet associé. Névius offre même à Publius de l’aider de sa bourse pour quelques dettes qu’il avait à Rome. Mais, au moment où celui-ci réclame l’effet d’une promesse qu’il avait crue sincère, Névius déclare qu’il ne lui donnera pas un denier qu’ils n’aient réglé tous les comptes de la société. Quintius, interdit de ce manque de foi, fait vendre à perte du bien qu’il avait dans la Gaule Narbonnaise, paye ses créanciers, et, libre de ce côté, invite de lui-même Névius à terminer à l’amiable toutes leurs discussions d’intérêt. Après plusieurs tentatives de conciliation, que fait échouer la cupidité de Névius, l’affaire est portée en justice.

Tout à coup Névius se désiste de toutes ses prétentions, en déclarant qu’il s’est remboursé sur le produit d’une vente qu’il a faite dans la Gaule, et que la société ne lui doit plus rien. Publius, qui croit l’affaire terminée, part pour la Gaule, afin de visiter ses propriétés particulières. Instruit de son absence, Névius convoque une foule de témoins, se présente devant le préteur Burrhiénus, prend défaut contre Publius, obtient l’envoi en possession de ses biens, et les fait afficher. Alors Sextus Alpbénus, ami commun des deux parties, enlève les affiches, se déclare fondé de pouvoir de Publius, et offre de comparaître pour lui en justice. Pendant que cela se passait à Rome, Névius envoyait en Gaule des agents, qui expulsèrent P. Quintius des propriétés communes.

De retour à Rome, au bout d’environ six mois, celui-ci se présente à un ajournement convenu entre son procureur et son adversaire. Nouveaux délais au moyen desquels Névius l’amuse dix-huit mois entiers par des propositions d’accommodement, sans jamais fixer d’une manière précise la somme qu’il réclamait. Au bout de ce temps, Névius se présente devant le préteur Dolabella, et demande qu’il soit enjoint à Publius de fournir caution pour la somme à laquelle il sera condamné, attendu que ses biens sont restés sous la saisie pendant trente jours. C’était le terme après lequel un créancier avait le droit d’exiger cette garantie ; et en donnant caution, Publius eût reconnu que Névius avait acquis ce droit contre lui. Or, il prétendait que la saisie n’avait été ni légale, ni réelle, puisque Alphénus y avait mis opposition. Que fait le préteur ? Il ordonne que P. Quintius, s’il ne veut donner la caution, attaquera Névius en nullité de la saisie, ce qui changeait entièrement la position respective des deux parties. De défendeur qu’il était, Publius devenait demandeur. Au lieu de cette question : Publius est-il débiteur de Névius ? le procès se réduisait à celle-ci : Les biens de Publius ont-ils été légalement saisis pendant trente jours ? Si elle était résolue affirmativement, il demeurait prouvé que Publius avait fait défaut à un ajournement convenu avec son créancier, ce qui était infamant. C’était d’ailleurs un acheminement à la vente de ses biens, et à ce que nous appelons aujourd’hui expropriation forcée. Or, cette spoliation légale privait un débiteur de certains droits civils et politiques, et le mettait, quant à l’ignominie, dans un état semblable à celui du banqueroutier frauduleux judiciairement condamné. C’est ainsi qu’une simple discussion pécuniaire était devenue en quelque sorte une affaire capitale. Au reste, quoique la condamnation dût entraîner pour Publius une espèce de mort civile, ce n’était pourtant pas un procès criminel, ou, pour parler comme les Romains, une cause publique. Le jugement ne fut donc pas rendu par des jurés, mais par un juge que le préteur désigna, et qui, suivant l’usage, s’adjoignit trois assesseurs.

La cause avait déjà été plaidée par un premier avocat, lorsque Cicéron, alors âgé de vingt-six ans, en fut chargé. Outre les difficultés qu’elle présentait par elle-même, il avait encore à lutter contre le crédit de son adversaire. Névius était un crieur public enrichi par ses intrigues. Attaché d’abord au parti de Marius, quand il l’avait vu près de succomber, il l’avait quitté pour courir sous les drapeaux de Sylla vainqueur. Tous les grands, tous les partisans du dictateur le protégeaient ouvertement. Il avait même pour lui les préteurs et presque tous les gens en place. Hortensius, qui régnait encore sans partage au barreau, portait la parole en sa faveur. Le consulaire Philippe l’appuyait de sa présence et de ses conseils. Une foule de personnages distingués, qui tous s’intéressaient à sa cause, environnaient le tribunal. Le jeune orateur n’en fut point intimidé. Il ne craignit pas de traiter comme le plus vil des hommes ce Névius, qui apparemment était au-dessus de la honte. Il se plaignit même hautement de l’injustice des préteurs Burrhiénus et Dolabella ; en sorte que son plaidoyer est non-seulement un ouvrage de talent, mais encore un acte de courage.