Page:Cicéron - Œuvres complètes, Garnier, 1850, tome 2.djvu/537

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qu’à d’excellentes conditions et en échange de beaucoup d’argent. Ici, les choses prennent une autre face. Autrefois, lorsqu’un tribun du peuple parlait de loi agraire, soudain les détenteurs de quelques propriétés publiques ou d’autres biens mal acquis étaient en alarmes. Cette loi de Rullus enrichit encore ces mêmes hommes ; elle les décharge de la haine publique. Que de gens, en effet, qui ne pourraient, selon vous, défendre leurs vastes possessions, ni soutenir la haine attachée aux largesses de Sylla ; qui, désireux de vendre ne trouveraient point d’acquéreurs ; qui voudraient enfin se dessaisir par quelque moyen ? Tel qui dernièrement encore tremblait jour et nuit au seul nom de tribun, qui redoutait votre puissance, qui frémissait au premier bruit de loi agraire, sera maintenant prié, supplié de céder aux décemvirs, au prix qu’il voudra, des terres dont les unes appartiennent à l’État, et dont les autres, objet de l’exécration publique, exposent leurs nouveaux maîtres à mille dangers. Le tribun se chante intérieurement cette chanson, non pour vous, mais pour lui. Il a un beau-père, excellent homme, qui, à cette époque orageuse de la république, s’est emparé d’autant de terres qu’il en a convoité. Déjà il succombait, écrasé sous le poids des générosités de Sylla ; mais Rullus par sa loi lui vient en aide ; il veut qu’elle lui permette de s’affranchir enfin de ses possessions détestées, et de remplir ses coffres. Et vous n’hésiteriez pas, Romains, à vendre vos revenus, prix des sueurs et du sang de vos ancêtres, pour augmenter la fortune des gens enrichis par Sylla, et pour les rassurer ? La vente des décemvirs comprend deux espèces de terres : les unes sont à charge à leurs maîtres à cause de la tache de leur origine, les autres, à cause de leur étendue. Les terres données par Sylla, et agrandies considérablement par certaines gens, excitent tellement l’indignation, qu’au premier murmure d’un tribun loyal et courageux, elles seraient abandonnées : si peu qu’elles vous coûtent, elles seront toujours trop payées. Les terres de l’autre espèce qui sont incultes parce qu’elles sont stériles, et laissées en friches parce qu’elles sont malsaines, seront achetées à des hommes qui prévoient la nécessité de les abandonner s’ils ne les vendent pas. Voilà donc pourquoi il a été dit en plein sénat, par un tribun du peuple, que le peuple de Rome regorgeait dans la ville, et qu’il fallait en écouler le trop plein : car, il s’est servi de ce terme, comme s’il eût parlé d’une sentine à nettoyer, et non de la classe des citoyens la plus patriotique.

XXVII. Pour vous, Romains, si vous voulez m’en croire, conservez votre pouvoir, votre liberté, vos suffrages, votre dignité, votre ville elle-même, votre forum, vos jeux, vos fêtes, et toutes vos autres commodités ; à moins peut-être que vous ne préférassiez renoncer à ces possessions, à la majesté de la république, pour aller, à la suite de Rullus, transporter vos foyers domestiques dans les sables arides de Siponte, ou dans les marais empestés de Salapia. Mais qu’il dise enfin quelles terres il doit acheter, qu’il nomme ce qu’il donnera et ceux à qui il veut donner. Car, après qu’il aura vendu les villes, les territoires, les domaines, les royaumes, s’il achète des sables et des marais, pourrez-vous, de grâce, y consentir ? Ce qui n’est pas moins merveilleux, c’est qu’en vertu de cette loi, on vend tout, on amasse, on entasse de l’argent, avant d’acheter un seul pouce de terre. Puis la loi veut qu’on