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Page:Clemenceau - Au soir de la pensée, 1927, Tome 1.djvu/257

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AU SOIR DE LA PENSÉE

tera invinciblement de faciles efforts vers d’autres régions que de la réalité. Ainsi, non seulement l’hypothèse va devancer l’observation et même s’offrir à la diriger, mais la tension d’un idéalisme sans frein, métaphysiquement dit de « transcendance », c’est-à-dire inaccessible, pourra nous animer d’une émotion incomparable et déterminer les grandes manifestations de notre vie[1].

Il s’explique assez bien que l’imaginatif veuille dépasser, d’un coup, le positif, et ne prétende à rien de moins qu’à trouver dans l’homme l’explication de l’univers. Le procès de nos sensations nous les montre parfois incertaines, et si nous arguons qu’elles se peuvent mutuellement rectifier pour des contrôles de vérifications, il nous est vivement répondu qu’elles ne nous procureront jamais qu’un état de nous-mêmes, sans rien nous révéler de l’existence en soi. C’est par de tels arguments que la métaphysique procède, sans nous dire comment on pourrait abstraire du monde les conditions de l’homme pour lui attribuer une maîtrise de décision.

En toute gravité, même nos métaphysiciens se demandent pourquoi le monde serait rationnel, c’est-à-dire conforme aux données de nos développements intellectuels, comme s’il était concevable que l’homme, produit du monde, fût autre chose qu’un moment du développement cosmique avec lequel il lui faut, dans son ensemble, s’accorder. Qu’est-ce qu’en peut changer le phénomène de la conscience que nous voyons naître et évoluer dans la série des existences où l’on ne peut trouver que les maillons de l’enchaînement universel ? Prétendre éclairer l’univers de notre lumignon pour connaître l’existence en soi, c’est-à-dire la cause qui n’a pas de cause, le phénomène qui n’a pas d’antécédent, sans s’arrêter au non-sens d’une ultimité contradictoire à l’universel enchaînement du Cosmos, je ne vois là rien de plus qu’un laisser-courre à la chimère d’une imagination débridée. J’entends bien célébrer l’hallali de la connaissance en bruyantes sonneries de trompes, mais sans qu’il arrive au poursuivant autre chose que d’être finalement « servi » par le poursuivi.

  1. « Un peu de folie ne gâte rien », observe Montesquieu. Encore faut-il que le navigateur n’ait pas jeté sa boussole par-dessus bord, puisqu’il en faudra toujours revenir au repère de l’aiguille obstinée.