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Page:Clemenceau - Au soir de la pensée, 1927, Tome 1.djvu/305

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AU SOIR DE LA PENSÉE

lais, lui, ne prend pas le temps de douter. Le bûcher n’est pas loin. Il en sentit le vent d’assez près, puisqu’il fallut le roi pour le sauver. Mais le grand moine ne doute ni de lui-même ni des futures destinées de la connaissance humaine. Il pense, il sait, il veut, il va, s’escrimant d’estoc et de taille, à la façon de frère Jean, et faisant voir à Montaigne lui-même que la hardiesse est un plus sûr conseiller que la peur. Quand l’homme des Essais fit son entrée dans la carrière, le champ de bataille, pour une grande part, se trouvait déjà déblayé.

Incapable de feindre le doute, dans sa puissante sécurité du connaître, Alcofribas, pour toute précaution, eut recours à l’allégorie. Seulement, il fit l’allégorie si claire qu’aucune bonne ou mauvaise foi ne pouvait s’y tromper. Grâce à quoi la critique formidable dans l’énorme raillerie de toutes les méconnaissances, put se risquer jusqu’à la construction méthodique de connaissances où devait se développer l’éducation d’expérience du jeune Gargantua. À cet excès d’audace, Montaigne ne sut opposer que l’ironie de son sourire. Il n’est pas inutile de rapprocher les deux leçons.

Au doute des Essais allait maintenant se joindre le doute de Descartes, comme celui de Pascal, pour en tirer pensées et émotions fort éloignées de Rabelais. De la hardiesse de son soc, le bon Tourangeau avait ouvert l’avenue ou pouvaient se construire des synthèses de généralisations sur la table rase nécessaire à l’établissement de la connaissance positive. Rien de moins que d’enlever à l’Inconnu la direction de nos propres affaires ! La faillite des Dieux ! Prendre, nous-mêmes, en main, la fortune de nos destinées. La victoire de l’homme, en possession de lui-même, dans le monde des sensations vécues, pour achever, de son effort d’évolution personnelle, la part d’évolution universelle qui lui est échue.

À Descartes, mathématicien hors des voies de l’évolution organique, la gloire d’avoir inauguré les champs de l’investigation moderne en cherchant une conception rationnelle de l’homme et du monde dans les données de l’expérience et de l’induction. La pensée fut très haute et très belle, demandant le courage de rompre avec toutes les conventions mentales du passé. Et parce que le contrôle expérimental faisait encore défaut, la périlleuse entreprise, en ce temps, devait plutôt inaugurer des espérances que les réaliser.