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Page:Clemenceau - Au soir de la pensée, 1927, Tome 1.djvu/62

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LE MONDE, L’HOMME

triarche quand son Dieu sanguinaire réclame de lui le sacrifice de son enfant ? Essayez d’enlever son petit à l’animal puissant ou faible. Vous verrez s’il sera défendu. Au détriment de qui, le contraste fâcheux ?

Sans doute, notre sort est de vivre les rapports des choses dont la constance fait notre loi. C’est une soumission encore, mais se soumettre aux lois de la gravitation, ou à toutes autres, est une acceptation des conditions de notre existence qui ne nous humilie pas plus que de n’avoir pas cent bras comme le Titan de la fable. Autre affaire d’accepter les conditions universelles des choses, ou de se ravaler spontanément sous le caprice sans frein d’un arbitraire d’éternité.

Qui nous fera donc l’histoire du roman de ce Moi en route vers des destinées inconnues, depuis l’aïeul pithécanthrope, dont le premier étonnement fut peut-être de sentir remuer en lui une sensation plus précise des éléments, jusqu’à ce grand fou d’Alexandre qui, se proclamant fils de Zeus, s’attira la raillerie de sa mère sur le risque de la brouiller avec Héra. Les empereurs romains divinisés allaient paraître. Nous avons encore aujourd’hui le Dalaï-Lama du Thibet, et le pape de Rome, infaillible, très fiers d’une imprégnation de Divinité. Être ou paraître ? Ils ont choisi. De même avons-nous fait.

Les fabricateurs du Moi divinisé ne peuvent accepter de mettre l’homme à sa place dans la continuité des phénomènes. Émerger des évolutions d’énergies cosmiques ne leur paraît pas d’assez haute noblesse pour les fils d’un premier ancêtre déchu. Ils prétendent nous placer hors du cycle des éléments, même au risque de tourments éternels. Aussi quels anathèmes à quiconque, né de la noble Terre, tient à orgueil d’avoir senti, connu, vécu les tressaillements du Cosmos et se contente de la part qui lui en est échue !

Dans les débats de sa puissance et de ses faiblesses mêlées, l’humain s’arroge le droit de s’exprimer sans relâche, de se plaindre, de se célébrer. Le monde est fait pour lui, ose-t-il dire, en arpentant la scène comme l’acteur pénétré de son rôle, qui croit que c’est arrivé. Il arrêtera le soleil, il séparera et réunira les flots au passage de sa tribu. Il dira la vérité éternelle, et voudra l’imposer par le fer et le feu, prétendant faire ainsi acte de « raisonnement ». C’est du désordre de ces hallucinations mor-