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Page:Clemenceau - Au soir de la pensée, 1927, Tome 2.djvu/136

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l’évolution

De grands esprits, qui ont cherché la rencontre d’une borne d’achèvement humain, ne se sont point laissé retenir par le contresens d’un arrêt dans l’éternelle évolution. Issus des primitifs sursauts d’une conscience organique en lutte avec l’apathie de l’inconscience élémentaire, Herbert Spencer nous voit marchant à la conquête de « l’homme définitif en qui individuation achevée et vie parfaite seront simultanément réalisées. » je ne puis voir là que le dernier vestige d’un atavisme d’aspiration finaliste dont l’effet serait, comme dit le philosophe lui-même, de « rendre les lois inutiles et impossibles »[1]. Le même esprit qui s’est si fortement attaché aux mouvements évolutifs de l’individu différencié, rêve de les voir arrêtés par le retour à des correspondances d’identité avec les conditions mêmes du Cosmos. C’est la mort à proprement parler, car la trame de la vie se trouve supprimée dès qu’il n’y a plus d’oscillations de l’un à l’autre phénomène, se traduisant en nous par une sensation de « choix », dans nos activités.

Le Moi humain[2], sur lequel Herbert Spencer essaye vainement de fonder son système, ne pouvant nous offrir, comme tous complexes, « qu’un composé de parties harmoniquement liées », affirme sans arrêt la puissance de sa subjectivité par une obsession permanente de vues de finalité. Le penseur qui avait si audacieusement reconnu dans les mots « un obstacle à la pensée »[3] s’est trouvé l’une des plus nobles victimes du mal qu’il avait signalé — finaliste, en dépit de lui-même, par la hantise d’une subjectivité dominante où il inclut le Cosmos, sans le consulter.

Après avoir reconnu que le monde est d’équilibre instable, Herbert Spencer arrête tout à coup sa pendule à l’heure où « l’homme définitif » met fin à l’évolution créatrice par l’usurpation suprême d’un achèvement où s’anéantit sa personnalité. « L’homogène et l’hétérogène » du philosophe ne vont pas au delà de simples aspects des choses figurés par des mots auxquels aujourd’hui nul ne peut s’arrêter. Où va-t-on quand l’on en prétend dégager la loi universelle ? Le chercheur s’est épuisé dans une

  1. Herbert spencer, Social Statics.
  2. Il faut qu’il y ait autant de Moi que de degrés d’individuation, selon le jeu des composantes.
  3. Herbert Spencer, Philosophie du style.