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Page:Clemenceau - Au soir de la pensée, 1927, Tome 2.djvu/267

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au soir de la pensée

au moins, les misères d’un même sang. J’ai dit les atténuations empiriques de cette extrême rigueur. Il demeure au fond des cœurs une émotivité de communion générale des créatures qui domine les aspects de la vie, en féconde les mouvements de charité, ennoblit l’homme à ses propres yeux. En revanche, l’idée de châtiment et de récompense, que nos lointains aïeux y devaient fatalement rattacher, ne pouvait que rabaisser à des finalités d’égoïsme la prescience admirable d’une interdépendance naturelle de toutes les vies enchaînées. Le sentiment devra survivre pour s’épurer plus tard. Un homme qui prend garde de ne pas écraser un insecte sur le chemin ne sera pas communément cruel envers son compagnon de route, animal ou humain.

Hélas ! nous ne pouvons vivre sans détruire d’innombrables vies à tout moment. Aucune religion, aucune doctrine, n’a rien pu changer d’effets inévitables. La permanente prédication de charité divine n’a donné que des résultats de tapageuse insuffisance. Cependant, la grande pitié universelle des êtres nous prend aux fibres les plus profondes de sensations contradictoires qui se peuvent fondre en des sursauts incohérents de confraternité. Une des légendes du Bouddha nous le montre offrant son corps à la tigresse dont les petits ont faim. Il n’y a point à craindre que les rigueurs de la doctrine nous emportent jusque-là.

Est-ce donc une raison pour répudier misérablement des parents pauvres dont notre loi, hélas ! est d’abuser ? Est-ce surtout une raison pour nous mentir à nous-mêmes, quand nous avons en mains tous les outils de vérité, parce que nous nous sentons assez forts pour être ingrats, ainsi qu’il arrive aux mauvais enfants ? Rappelez-vous le Dieu lui-même, disant à sa mère : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre toi et moi ? » Des temps sont venus où s’annoncent des états nouveaux de mentalité. La sensation de fraternité, dont un snobisme de précieuses nous a trop aisément détournés, voici que la connaissance positive nous y ramène en dessillant nos yeux à l’évidence des chaînes de parenté. Après des tumultes de tourments séculaires, l’enfant prodigue, ballotté, amendé par les épreuves de la méconnaissance, surgit au seuil de l’antique bercail :

— Frères, que j’épouvante, me voici devant vous. Depuis que j’entrepris de vous devancer sur les chemins d’une fortune nou-