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Page:Clemenceau - Au soir de la pensée, 1927, Tome 2.djvu/373

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au soir de la pensée

plus grand nombre, de l’état de mentalité, et surtout d’émotivité, des moindres. D’où qu’ils viennent, quels qu’ils soient, comment ne seraient-ils pas d’abord en proie aux communes duperies du verbalisme auquel ils se sont donnés ? Beaucoup d’entre eux ne se plaisent-ils pas à réclamer emphatiquement tant de vertus, accompagnées de tant de pompes, qu’il ne leur reste plus de temps pour les pratiquer ?

Comprend-on maintenant le malheur dont notre belle civilisation verbale souffre si cruellement, en dépit d’intentions parfois excellentes ? Nous pensons le bien, nous paradons le mieux, et nous faisons le mal, même le bien parfois, d’un cœur également léger. Ne nous étonnons pas qu’on cite indifféremment, de nos civilisations, des beautés et des laideurs qui les font en même temps dignes de louanges et de réprobations.

Que ne suffit-il de chanter cette « civilisation » pour lui faire produire ses effets, alors surtout que nous la voyons rythmiquement coupée de paix et de guerres que nous célébrons tour à tour d’un même zèle : les unes aggravant, chaque jour, nos moyens de détruire, les autres ne se lassant pas de célébrer l’apaisement de nos fureurs ? Une obscure mêlée de connaissances droites ou faussées, d’aberrations hardies et de timides oscillations du doute à la vérité, d’anticipations déçues ou dépassées, de volontés et de défaillances, de dominations et de lâchetés, d’idéalisme hasardeux et d’intérêts pressants, de raison laborieuse et de passions désordonnées, sans autre issue qu’un consensus général d’insuffisances pour des solutions médiocres qui nous incitent simultanément à célébrer nos grandeurs et à vivre d’infimités. C’est le miracle de notre « civilisation » où nous convie la fameuse lutte du bien et du mal contradictoirement instituée par la Puissance du bien absolu, qui n’a pu créer l’homme que pour la possession de relativités. Le fort et le faible de toutes formations de vie n’est-il pas de promettre plus qu’elles ne peuvent donner ? Perpétuelles espérances, perpétuelles déceptions ; dont il faut faire de l’espérance encore pour des chutes prochaines, suivies, peut-être de relèvements. Et, d’autre part, quelle médiocrité d’une vie où il n’y aurait aucune chance d’errer !

Nous sommes sauvés de ce risque par la nature des choses, en dépit des puérils dogmatismes qui prétendent posséder intuitivement le dernier mot de l’univers, et même nous l’inculquer