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Page:Clemenceau - Au soir de la pensée, 1927, Tome 2.djvu/448

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La civilisation

fécondes, maîtresses des aspirations qui éclairent l’âpre voie de nos labeurs. Par la Grèce, nous sommes Nous, c’est-à-dire des intelligences d’un idéalisme d’Asie aux prises avec les sollicitations rigoureuses d’un empirisme de positivité. Nous nous faisons gloire de notre idéal ethnique de civilisation, mais il nous suffit le plus souvent d’en parler à lointaine distance des réalisations. Précieux moyen d’entraînement, le verbe peut nous conduire, avec le temps, des évolutions de surface aux évolutions de profondeurs. Je ne cesserai pas d’évoquer le trop choquant écart des nobles prédications du Galiléen aux cruautés de ses disciples les plus ardents.

Ce sont les mots qui défigurent les choses, en nous les faisant apparaître hors des réalités. Je ne vois que des gradations de l’homme primitif aux différents états de l’homme civilisé. Quiconque n’en prend pas son parti est incapable de se comprendre lui-même, et par conséquent d’obtenir, de sa propre énergie, l’élan de redressement nécessaire à son développement en hauteur. C’est bien ce qui fait que tous les prêches évangéliques, dévotement accueillis, ne changent rien du fidèle, comptant plutôt sur ses oremus que sur la pénible discipline intérieure qui seule pourrait vaincre les résistances ataviques et faire péniblement un homme nouveau. Ainsi s’expliqueront les contradictions radicales de nos formules de vie et des pratiques qui en sont les vivants commentaires. Notre civilisation est d’un mince vernis de surface qui craque à tous moments[1]. Lorsque viendra, plus tard, en des temps inconnus, le jour d’une conscience supérieure, si nous ne sommes pas catastrophiquement interrompus dans nos discours, beaucoup s’étonneront que nous ayons pu célébrer les progrès continus d’une évolution troublée par tant d’à-coups.

Nous ne saurions aisément rapporter les mouvements cosmiques manifestés par notre histoire au mètre d’une vie imperceptible dans les profondeurs de la phénoménologie. Hérodote, Thucydide, Tite-Live, Tacite nous disent, ou essayent de nous dire, ce qu’ils ont observé. Il a fallu des âges pour en tirer des vues compréhensives. Alexandre, en ses extravaganoes, marque le terme du plus beau développement de la Grèce, sans pouvoir

  1. Voyez le « civilisé » passer sans transitions de toutes les apathies de la paix aux pires brutalités de la guerre.