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Page:Collins - Le Secret.djvu/109

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eût établi, devinant juste par hasard, sa réputation de perspicacité féminine. Ses maîtres, partis de Londres le 9 mai, avaient à peu près achevé cette partie du trajet qu’ils pouvaient franchir à l’aide du railway, lorsque l’état de mistress Frankland les mit dans la nécessité de faire halte à la station d’une petite ville du Somersetshire. Le nouvel arrivant qui devait « accroître la responsabilité domestique » de nos jeunes époux s’était inopinément décidé, robuste petit garçon, à débuter dans le monde un mois avant l’époque où il était attendu, préférant y faire son entrée, très-modestement, par une médiocre auberge du comté de Somerset, au lieu d’attendre le pompeux accueil qui lui était réservé dans le magnifique château dont, un jour, il devait hériter.

Rarement la petite ville de West-Winston avait à enregistrer dans ses annales un événement aussi saisissant que la halte inattendue de M. et de mistress Frankland à la gare du chemin de fer ; et, depuis la dernière élection, l’hôte et l’hôtesse de la Tête de Tigre ne s’étaient pas vus à même de faire, dans leur auberge, un brouhaha pareil à celui qu’on vit y régner lorsque le valet et la femme de chambre des jeunes voyageurs arrivèrent en cabriolet, de la station, demandant le logement le plus vaste et le plus tranquille, pour une occurrence aussi imprévue que digne d’intérêt. Jamais non plus, depuis son triomphal examen, le jeune M. Orridge, médecin d’origine récente et nouvellement établi à West-Winston, n’avait senti l’envahir de la tête aux pieds une agitation pareille à celle dont il fut saisi en apprenant que ses soins étaient requis pour « la femme d’un gentleman aveugle et puissamment riche, » laquelle, par grand bonheur, venait d’être subitement prise de douleurs en voyageant sur le chemin de fer. Jamais non plus, depuis le dernier tir à l’arc et la dernière foire aux nouveautés, les dames de la ville n’avaient été pourvues d’un sujet de causeries aussi palpitant, aussi absorbant que celui dont les gratifiait la mésaventure de mistress Frankland. Il se débitait, sur la beauté de la jeune femme et l’opulence de son mari, des contes à dormir debout, qui, nés à la Tête de Tigre, se répandaient de là par mille canaux dans tous les quartiers de la petite cité. Dix ou douze commentaires, aussi fabuleux l’un que l’autre, expliquaient la cécité de M. Frankland, le déplorable état de sa femme en arrivant à l’hôtel, et la lourde responsabilité sous laquelle M. Orridge s’était senti comme écrasé dès qu’il avait entrevu « cette belle malade à la mode, »