Page:Combes - Essai sur les idées politiques de Montaigne et La Boëtie.djvu/47

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peut-être aussi pour l’avoir reçu en son château du Périgord, où l’on montre encore la chambre du bon roi. « Ah ! dit-il, Socrate avait cette parole à la bouche, que ce qu’il savait. C’est qu’il ne savait rien. » Et moi je dis : « Que sais-je, que sais-je ? » Montaigne devenait sceptique, triste fruit des révolutions pour bien des esprits ; il affirmait l’incertitude de la connaissance ; il affirmait l’instabilité même de la morale et du devoir, dès que l’autorité n’existe plus ; l’autorité devenait pour lui la boussole ; la liberté n’était que le chaos. « Il ne faut laisser au jugement de chacun, écrivit-il (t. II, p. 343), la connaissance de son devoir. Il le lui faut prescrire, non pas le lui laisser choisir à son discours. Autrement, selon l’imbécillité et la variété infinie de nos raisons et opinions, nous forgerions enfin des devoirs, qui nous mèneraient à nous manger les uns les autres : La perte de l’homme, c’est l’opinion de savoir. »

Nous sommes loin de La Boétie et de ses théories inflexibles : « L’homme ne relève que de la raison et n’est sujet à personne. » Montaigne lui répond avec causticité et finesse, ce qu’il avait dit sans doute de vive-voix : « Oui, la raison doit seule nous conduire ; mais elle est moins sûre que l’instinct ; elle est plus aveugle que la fortune ; elle ne se comprend pas elle-même ; elle est trompée par ses propres outils ; elle a son assiette mal assurée ; elle ne loge que dans le sein de Dieu ; elle a grand besoin d’autorité, et, pour tout dire, elle n’est qu’un pot à deux anses… » Il dit tout cela au chapitre xii du livre II, le plus long chapitre de son ouvrage, où il examine la Théologie naturelle du savant espagnol, Raymond Sebond, c’est-à-dire le christianisme expliqué par la raison, un peu sans doute comme l’expliquait l’éloquent abbé Lacordaire. Jamais Pascal, qui pourtant accable Montaigne et le traite de païen, n’a tenu à la raison un plus dur langage. Sainte-Beuve le remarque dans son histoire de Port-Royal, ainsi que Villemain dans son éloge de Montaigne : il y a beaucoup de Montaigne dans Pascal. Pascal disait de la philosophie, émanation pure de la raison, qu’« elle ne vaut pas un quart d’heure de peine. » Montaigne ne la prend pas plus au