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Page:Conrad - En marge des marées.djvu/143

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À CAUSE DES DOLLARS


Comme nous flânions au bord de l’eau, à la manière des marins oisifs quand ils sont à terre (c’était sur le terre-plein devant le Bureau du Port d’une grande ville d’Extrême-Orient), un homme vint vers nous, en biais, de l’enfilade des magasins, se dirigeant vers l’escalier d’embarquement. Il attira d’autant plus mon attention que parmi ce va-et-vient de gens en coutil blanc qui circulaient sur le trottoir qu’il venait de quitter, son costume (le pantalon et la veste habituels) fait d’une légère flanelle grise tranchait nettement.

J’eus le temps de l’observer. Il était corpulent sans être grotesque. Il avait la figure pleine et fraîche, le teint d’un blond. Quand il se fut rapproché, je vis que sa moustache mince s’éclaircissait de pas mal de poils blancs ; et que pour un homme assez fort, il n’avait pas le menton empâté. En passant près de nous il échangea un signe avec l’ami qui m’accompagnait et lui fit un sourire.

Cet ami était Hollis, ce garçon qui a eu tant d’aventures et qui a connu de si drôles de gens au temps de sa jeunesse, dans cette partie d’un Extrême-Orient plus ou moins brillant. Il me dit : « Ça, c’est un brave homme ; je ne veux pas dire brave, dans le sens de courageux. Je veux dire : la bonté même. »

Je me retournai aussitôt pour regarder ce phénomène. Ce brave homme avait un très large dos. Je le vis faire signe à un sampan d’accoster, y descendre et s’éloigner dans la direction d’un groupe de steamers ancrés non loin du rivage.

— « C’est un marin, lui dis−je, n’est-ce pas ? »

— Oui. oui. Il commande ce gros vapeur vert foncé, la Sissie de Glasgow. Il n’a jamais commandé un autre bateau que la Sissie, seulement ça n’a pas toujours été la même. La première qu’il a eue était à peu près moitié moins longue que celle-ci et nous dissions souvent à ce pauvre Davidson qu’elle était d’un format trop petit pour lui. Même en ce temps-là Davidson avait de l’embonpoint. On lui disait qu’il aurait bientôt des callosités aux épaules et aux coudes tant son navire était petit. Et Davidon pouvait bien répondre par des sourires